Romain répond — entre la langue Kabyle religieuse et celle du laboratoire, quelle perspective ?

Romain yerra-as — gar teqbaylit tasɣant akked tinn n yinegmi, sani i tetteddu ?

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Les religieux kabyles ont beaucoup influencé la langue. Ils l’ont même transformée en introduisant des mots arabes, des concepts et une espèce de rhétorique et poétique religieuses islamiques très puissantes. Ce qui a provoqué chez le locuteur kabyle un complexe linguistique au point de croire qu’il ne sait pas parler. Il se met donc à singer les « savants » religieux et leurs amis. Il dit « anɛam » au lieu de « ih », car le premier mot est présenté par les religieux et les conservateurs comme preuve de bonne éducation.

La langue religieuse qui emprunte à la langue de Dieu

Plusieurs mots arabes ont, par effet de mode, pris la place des mots kabyles qui sont, par mépris, mis de côté et qui ont fini par disparaître. Il suffit de consulter Le Dallet pour se rendre compte de combien de mots kabyles oubliés. A croire que la langue kabyle est soumise à une sélection très bien orchestrée. « Lferdja, lweqfa, lbahdja, el axira, ddenya, el qadhiya, ddenya bi asrih, el mufid, etc. » – Des mots devenus savants que les religieux, les commerçants et les pro-pouvoir utilisent et annoncent dans des assemblées comme des oracles autoritaires. On ne peut avoir raison devant eux. Ils n’ont qu’à introduire leurs mots arabes dans des phrases kabyles et nous voila hors-course. Pour eux, quand on ne connait pas le sens d’un mot arabe, présenté par eux comme kabyle, on est tout de suite éliminés car, toujours selon eux, on ne connait pas le kabyle, en l’occurrence leur kabyle qui est devenu la norme savante, par opposition à la langue vulgaire des bergers et des femmes. Cette langue religieuse a mis fin à la production langagière locale, les Kabyles n’inventent plus des mots. Ils se contentent de les emprunter à la langue de Dieu.

Ne dit-on pas de celui qui met beaucoup de mots arabes dans son kabyle « Yessen taqbaylit/il connait le kabyle » ? Plus tu excelles dans le créole arabo-kabyle, plus tu es distingué. Le Kabyle est aujourd’hui arabisé au point de rejeter même les racines et les dérivées des mots kabyles. « AZAR » est isolé parmi « lǧedra », « laɛṛuq », « lejdud », « Laṣel »…

Comment voulez-vous réfléchir ou penser dans une langue confisquée et revue par des Arabisants, qui à force de mettre en avant leur jargon, ils nous empêche de réfléchir dans notre langue car ils sont devenus les propriétaires de tous nos outils linguistiques de pensée. Ce sont eux qui fixent les règles. Ils nous imposent même la pensée des chouyoukhs kabyles dans du beau papier cadeau philosophique. Tu leur parles Socrate, ils te répondent Cheikh Mohand.

La langue Kabyle construite dans les labos

Le Kabyle d’aujourd’hui oscille entre cette novlangue religieuse et la langue berbère pure construite dans les labos autour du néologisme, mais sans le moteur linguistique de la première qui est la religion. Car la première possède un corpus et une histoire. Ce que ne possède pas la deuxième dont les denfenseurs fabriquent des mots et invitent les locuteurs à les utiliser. Les mots arabes de la première langue intimident et les néologismes de la seconde manquent d’émotion. Autant la première est pourvue de toutes les figures de styles, autant la deuxième n’en accepte aucune. Elle est condamnée au premier degré. Des mots froids qui ont du mal à s’acclimater, car ils ne se retrouvent ni dans « llfen » façonné par les Kabyles islamisés ni dans « l’art » qui obéit à d’autres logiques et à d’autres concepts.

Voilà pourquoi nous peinons à donner, à mon avis, une identité homogène et consensuelle à la langue kabyle. La langue est un principe idéologique et identitaire pour le politique religieux et ethnique. En revanche, pour celui qui écrit et qui souhaite être traduit, c’est différent : elle est un monde de sens, un territoire de création, de jeu et de jouissance. Sa plume n’éjacule que quand elle couche sur papier des mots à charge érotique.

Et si on faisait comme d’autres ont fait pour leurs langues ?

On ne peut donc créer des mots sans les tester soi-même. Cela s’appelle de l’esperanto ou une langue expérimentale. Nous ne pouvons traduire le mot « République » ni par « Djoumhouriya » ni par « tagduda ». Ces deux mots ne renvoient pas à la « République » universel. Le mot république a une histoire. Le traduire autrement, c’est s’éloigner de son histoire, du contexte de sa création, de son sens et de son essence. On ne peut appeler « radio » « id3a » ou « amaTaf », on perd le vrai sens de l’objet, son histoire et le nom de son inventeur. « TiliZri » a eu recours au même procédé de construction que « Télévision », mais pas au même maçon. « Tili » en kabyle ne veut pas dire « télé ». Pas encore en tout cas. Soit on adopte tout le mot en bloc Tilibizyu », comme « tilifu », soit on laisse « Asenduq n laɛǧeb » comme diraient les humoristes de AmaTaf wis-sin. On ne peut pas appeler « Tilifu » « Tilisel »… etc.

Un autre exemple : nous appellons le tremblement de terre « Znezla », mot d’origine arabe qui dans la littérature et le langage quotidien a amplement sa place. Mais on ne peut l’utiliser en geologie. Et nous ne pouvons pas non plus inventer un composé avec deux mots berbères comme « targagit + tusna ». Nous devons faire comme les autres langues. Emprunter les deux mots grecs « Sismos/Seisme » et « logos/logie » pour former l’équivalent en kabyle de sismologie ». C’est ainsi qu’on doit procéder pour obtenir des mots et des concepts scientifiques, philosophiques et autres.

Il faut une équipe compétente à la Diderot pour faire ce travail encyclopédique. Pas d’une académie pro-pouvoir.

Il faut traduire beaucoup et c’est à travers les traductions que nous pourrons trouver des mots qu’il faut et non l’inverse, c’est-à-dire créer des mots en les comparant et en les testant dans des textes. Je veux dire créer du fond avant la forme, du contenu avant le contenant. « Tasdawit », c’est bien beau. Qu’enseigne-t-on à tasdawit ? On passe à l’arabe ou au français pour répondre. Même en arabe, on parle de « biouloujia », « tiqniya », « psichouloudjiya », « tiknouloudjiya », etc, comme en Français. Pourquoi ne pas faire comme tout le monde, emprunter au grec et au latin au lieu de s’endetter auprès des langues sclérosées et inefficaces ?

Romain Caesar, Écrivain

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