Les artistes kabyles ne sont des « Tigejda n teqbaylit » que pour les jeunes, les marginaux et les sans-pouvoir. Ils voient en eux des libérateurs, des héros et parfois des savants, tandis que pour la Kabylie profonde, conservatrice et majoritaire, ils ne sont que des troubadours, des « imdahhen » et, au mieux des « ifennanen » qu’on paye pour animer les fêtes de mariage et le retour d’Elhidj.
Pour la Kabylie profonde, traditionaliste et religieuse, les idées de progrès qui viennent de l’Occident, car qui dit progrès dit Occident, sont dangereuses pour l’équilibre social, autrement dit le leur. Une guitare électrique est pire qu’une bombe pour ceux qui veulent protéger leur monde ancien. Un instrument de musique, notamment la guitare « phallique », est lié à la danse, au chant, à l’ivresse, au sex, à la drogue… en deux mots : à la débauche. Et contre cela, les conservateurs font appel aux vieux réflexes : la religion et la tradition.
En ville, Ils opposent à la culture moderne la mosquée, et au village la tradition. La tradition érigée par certains intellectuels en culture. Une culture redéfinie qui a complètement fait disparaître l’idée de la modernité de son champ d’action, la modernité promise par la génération des années 70. C’est le retour au traditionnel, Idir et les autres ont perdu la bataille, on les a envoyé à l’étranger en leur qualité « d’ambassadeurs » pour donner, grâce à la guitare, une meilleure image de la Kabylie, histoire de tromper « l’ennemi ».
Un artiste progressiste aimé par la Kabylie profonde est soit mort ou exilé. Après cela, la société le tolère, lui rend même hommage, mais en tant que troubadour, jamais en tant que libérateur et héros. Ce statut est réservé pour d’autres personnes. Les conservateurs peuvent admirer un chanteur qui gagne de l’argent, aimer ses poésies, pour le reste, ils préfèrent, quand il s’agit des choses sérieuses, les imams, les commerçants, les commis de l’État, les officiers militaires de la région et les chefs de tribu. Pour eux, un artiste n’est qu’un producteur d’ambiance qui les aide à se détendre après une longue et dure journée de ramadan. Une fois la panse rassasiée, on murmure, chaque fin juin, la phrase fatidique en se caressant à la fois le ventre et la moustache : « Le combat de Matoub continue ! ». Ça ne coûte rien et ça rassure et calme les jeunes, les marginaux et les sans-pouvoir. Pourvu que ça dure, comme dirait l’autre.
Tout cela n’est pas spécifique à la Kabylie, c’est malheureusement le quotidien de toutes les sociétés religieuses, dictatoriales et traditionnelles. La majorité des artistes de ces sociétés sont en Occident. L’Art a besoin de liberté et de reconnaissance pour s’exprimer. Comme dirait un cycliste italien : « on ne monte pas les Pyrénées avec des spaghettis ». Autrement dit, on ne peut pas faire une carrière artistique avec du petit lait.