La lettre du chanteur Brahim Tayeb : « à mon frère aîné, aimé Mohand Larbi Tayeb »

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Je m’apprêtais à venir en urgence, croyant pouvoir te secourir, du moins, avoir un ultime « au revoir ».
Non, tu ne voulais pas attendre une minute de plus, tu es parti, en me disant juste : « akka ».
Akka ! C’est comme ça ! Tu me disais qu’on était programmé pour mourir depuis notre venue au monde.
Tu disais tellement de choses !!!!!
Des vérités, tes vérités qui sont restées gravées dans ma mémoire, depuis…

Avec toi, j’ai vécu plein de « premières fois ».
La première « première fois », c’était ta rencontre après ton retour de l’étranger ; ce fut la première fois qu’on s’est rencontré, qu’on s’est parlé, qu’on s’est touché, qu’on s’est embrassé…
Elle fut, avant tout, un grand bonheur pour notre père, notre mère, pour tout le village qui t’attendait comme un soleil qui allait éclairer tout le pays.

« Cubaɣ-k s iṭij i d-iceṛqen,
iḍal-d si gar tɣaltin,
ur t-ssikkident wallen,
yeḍwa-d tudrin d temdinin,
amzun d kečč i d-iruḥen,
terriḍ iɣeblan akkin,
almi d imi i d-ldint wallen,
kečč tɣabeḍ, ṭlam yeqqim ».

C’était ta rencontre, suite à une très longue absence durant laquelle tu étais un véritable mythe ! Un absent omniprésent…

Tu partageais, d’une certaine manière, le statut de dieu, celui qu’on ne voit pas mais de qui on parlait en permanence…

Notre père croyait en Dieu, et en toi…Il nous disait que tu es parti « chercher le savoir et la connaissance », que tu reviendras, que tu nous sauveras, tu nous enseigneras, tu nous éclaireras…

Alors, la vie s’écoulait tranquillement au village, et nous, les trois sœurs les trois frères mais également tout le village, t’attendions, intrigués !
Et tu es revenu !
Commencèrent alors les autres « première fois ».

La première sortie à la plage, avec tous les enfants du village ; la première descente à la rivière de Taɣzut n Lǧemɛa{Taghzuth n ldjemaa}; la première inscription à l’université de ma sœur et ma cousine : tout un combat ! Parce qu’il était question de libérer, par cet acte, toutes les filles du village, de la contrainte des traditions insensées qui leur interdisaient de poursuivre leurs études.

La première « télé » ! C’était l’une des premières télévisions du village ; cela permettait de rassembler presque tous les enfants du village chez nous qui venaient, surexcités, regarder les programmes de l’époque…Tu adorais ces regroupements, tu garderas ce statut de« rassembleur » pour le restant de ta vie ! Tu ramenais la bonne humeur, avec tes blagues et ta voix qui portait tellement…
Cette voix et ton rire sonnent encore dans mes oreilles.

Ah!!! Ma première bière, ça ne pouvait pas être avec quelqu’un d’autre que toi !
C’était tout simplement la renaissance, depuis ton retour. Comment ne pas pleurer ta présence bruyante, ta bonne humeur, ta voix tonitruante ? Comment ne pas te pleurer ? Tu étais notre second père depuis ton retour au pays.

Tu étais l’opposition à l’ordre familial établi. Tu avais l’art de convaincre ainsi que le raisonnement et l’argumentation pour chaque contexte.Tu étais le même dans la famille, dans le village, dans ton travail, avec ton entourage…Avec toi, on ne pouvait pas se perdre, tu étais la constance en personne.

En plus d’être entier et sans filtre, tu étais aussi bruyant et exubérant ; on pouvait te voir et t’entendre de très loin.Avec toi, même les disputes ont une saveur : aussi passionnées que drôles…

Tu disais que sauver la Kabylie revient à sauver toute l’Algérie, car les autres régions allaient prendre exemple. Et tu étais là, au cœur de l’action, là où tu jugeais être utile : à l’université, dans la rue, dans le quartier, au village… tout le monde te témoigne cette présence indéniable.

Là où tu es maintenant, tu dois surement être avec notre père, et continuer la discussion d’autrefois, je ne sais de quoi encore tu vas vouloir le convaincre.

Notre père, avec qui le débat était ouvert sur toutes les questions qui nous préoccupaient, on discutait jusqu’à l’existence de Dieu, avec lui qui était un religieux !

Je te prie, de lui transmettre notre affection, ainsi que notre gratitude pour tout ce qu’il était pour nous. Tu vas me manquer a zizi Larbi !!!!

Heureusement que dans notre famille, grâce à notre père, grâce à toi, on pouvait tout se dire : on ne se prive pas de nous exprimer notre amour les uns pour les autres. On se disputait aussi franchement et se dénigrait sans problème.

Je te redis, HEMLAƔ-K et je t’entends me le dire !

Hélas, la toute dernière « première fois », que tu me fais voir, c’est d’organiser ton enterrement…
Je l’ai fait, c’était dur à accepter et à accomplir ; j’espère que tu es content, toi le stressé, perfectionniste ! J’ai fait du mieux que j’ai pu.

Tu resteras en moi, je continuerai à rassembler notre famille, comme tu le faisais, à la protéger de toute mes forces, à protéger tous ceux que tu aimes : ta femme, qui est restée à tes côtés jusqu’à ton dernier souffle, tes enfants, tes sœurs, tes neveux et tous les tiens !

Je protégerai ta mémoire du mieux que je pourrai…

Par ton départ, je retourne malgré moi à mon enfance, sauf que cette fois ci, je sais que tu ne reviendras de nulle part…

En attendant que je te rejoigne, je te promets que je garderai bien le kanoun…
Tu peux d’ores et déjà préparer tous les ingrédients pour fêter nos retrouvailles… moi, j’apporterai la musique.

Repose en paix grand frère !

Brahim Tayeb