« Condamnés à vivre » de Farid Abache : beauté du propos et méditations existentielles (par M.A. Salhi)

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Osons le dire dès maintenant, une manière de planter le décor de cette lecture :

  • son titre fonctionnant sur le mode ironique relationnellement au corps du texte qui met en narration les tentatives d’explication d’un suicide,
  • son expression hautement poétisée, en osant même repousser les limites du possible expressif,
  • son style compositionnel fait de mise en contiguïté de fragments éparses mais solidaires, par le thème, par la fonction mais aussi par la malice du narrateur, formant un tableau où la mort (par le suicide) et la vie (par résistance, par résignation ou tout simplement par défaut) se disputent les âmes des personnages qui peuplent l’histoire,
  • sa capacité à plonger dans les profondeurs de l’Individu (notamment ses peurs) et dans les hésitations de la culture sociale (surtout dans sa régence absolue) pour tenter de comprendre l’ambiguïté de l’Homme et la fragilité de sa condition,
  • etc.

font de ce roman un texte somptueux comme une belle fresque expressive, captif tel une oasis inattendue, imposant comme un panorama mais surtout agréable à lire et… à relire, au moins dans certains passages ; on est même tenté d’en traduire quelques-uns pour constater cette capacité stylistique à garder toute la beauté, l’éclat et la profondeur du propos en voyageant d’une langue à une autre. Personnellement j’ai cédé à ce sentiment qui démange le lecteur.

Telle est l’essentiel de l’impression que j’ai eu en refermant le roman de Farid Abache quand la dernière page s’est imposée à moi, comme le son de cloche annonçant la fin de la récréation tout aimée ou carrément comme une sentence irrévocable. On ne souhaite pas terminer les bons moments de la même manière qu’on ne détourne pas le regard d’une grimace aimante qui donne goût aux jours.

« Condamnés à vivre » est merveilleusement agréable. Tout en étant ponctué par de nombreux passages, tels des refrains à rythme relâchés et joyeux d’un long poème, faits de discussions philosophiques ou de méditations existentielles (comme à titre d’illustration dans le pages 48 à 52 qui contiennent des développements sur la relation entre la politique et la morale ou sur l’évolution et/ou la régression de l’humanité (p.108) ou encore sur le pouvoir de la parole et de la littérature), le roman de Farid Abache invite le lecteur,

  • par l’ironie de son titre,
  • par la malice de son narrateur principal (celui qui fait réagir ses amis), par un mensonge structurant, en les amenant à parler de la mort de leur ami Ali (et à leur insu de leurs vies respectives),
  • par la poésie narratrice et errante (l’histoire s’ouvre sur la mouvance rythmée des rimes et de l’inattendu par l’étude de la relation entre l’errance et la poésie dans trois paroles, Kaïs Ben Moulawah -Madjnoun Layla -, Arthur Rimbaud et Si Mohand Ou Mhand, ayant trouvé dans l’étendu de l’espace la profondeur, la beauté et l’amour)
  • et par la gravité du propos (mais avec un brin d’humour)

à jeter son regard sur la condition humaine et sur les angoisses de l’Homme (qui par ailleurs ne sont limitées ni par des langues ni par des frontières géographiques ni par des spécificités culturelles).

En véritable hymne à la littérature (le texte mentionne à plusieurs reprises des auteurs connus comme, entre autres, Aragon, Claudel, Djâmi, Nizâmi, Breton, Pascal, Rousseau), le roman d’Abache est aussi une main tendue au lecteur l’invitant à l’accompagner dans l’accomplissement des intrigues et de leur explication (84-86, 108, 206, 207). Autrement dit, la confidence est divulguée pour qui veut se laisser conduire par les rythmes convergents des lettres (?), les mentions d’auteurs, les imbrications du merveilleux et du surréalisme, des discours rapportés dont certains sont aussi bien faussaires que révélateurs, etc.

Un texte exceptionnellement beau. Djamel Amrani, le Témoin de la douleur et de la poésie, avait raison : le poète pouvait-il se tromper ?

« Condamnés à vivre » de Farid Abache (Tira Editions, 2018)

Mohand Akli Salhi, écrivain et enseignant-chercheur
Texte repris depuis son espace Facebook