« Yennayer symbolise le travail, la lumière et le pardon » : Interview avec l’écrivain Abdelkrim Messaili

,

Yennayer approche. Nous avions voulu en savoir davantage sur les rituels qui entourent cette fête incontournable chez les Kabyles et d’autres peuples Amazighs. Des rituels nombreux, plein de symboles et de valeurs.

Pour cela nous nous sommes rapprochés de l’écrivain Abdelkrim Messaili, qui a publié, en 2017, « La nuit au bout du tunnel » (Ifuk yiḍ ur yuli wass). Un livre, qu’on peut qualifier d’encyclopédique Kabyle. Des récapitulatifs qui permettent d’y voir clair quant à l’histoire de la Kabylie, ses traditions, son organisation et ses valeurs. L’écrivain, originaire d’At Ḥammu, à Iferhounene, a notamment consacré un chapitre à Yennayer.

VAVA innova : Yennayer, c’est le premier mois d’un calendrier agraire, amazigh en l’occurrence. Que signifie-t-il justement dans le monde agricole ?

Abdelkrim Messaili : Yennayer (ixef useggas ou tawwurt useggas) est synonyme d’éveil de la nature après les activités agricoles. Il symbolise la fin des labours, et la période de l’année où commencent à s’allonger les jours. On y fait allusion en disant : « Ad-fɣen Iberkanen » (sortie de la noirceur) référence aux jours sombres et courts de l’hiver. « Ad-kecmen Imellalen » (entrée de la blancheur) en référence aux jours clairs et longs du reste de l’année.

L’étymologie du nom Yennayer, est en fait composée de deux mots qui sont : « Yen » dérivé du mot « Yiwen » (un), ou (le premier), quant à « Ayer », il est l’une des trois variantes du mot (lune) ou (mois) nommé selon les régions « Ayer », « Aggur », « Ayur ». Yennayer est donc le premier mois de l’année, dont on célèbre avec faste les trois premiers jours.

Dans les Aurès, on nomme le premier jour de Yennayer « Ass n-Ferɛun » (le jour du Pharaon) qui évoquerait l’intronisation pharaon de Sheshonq 1er, le fondateur de la XXIIème dynastie qui marqua l’avènement des pharaons amaziɣs à la tête de l’Egypte.

Yennayer qui est aussi une fête du pardon, est célébré avec faste dans l’immense majorité des foyers de l’Afrique du Nord.

VI : Est-ce à célébrer le 10, le 11 ou le 12 janvier et doit-on attendre minuit comme c’est le cas pour le nouvel an grégorien?

AM : Yennayer est à célébrer le 12 janvier, quoique dans certaines régions il est célébré le 13. En effet, comme dans le calendrier grégorien, le passage d’une journée à une autre se fait aussi chez nous à minuit.

VI : Yennayer, c’est aussi plusieurs rites. On connaît le couscous aux 7 légumineuses, la première coupe de cheveux pour le garçon, mais il y en a d’autres.

AM : En effet, il a plusieurs rituels. Deux jours avant Yennayer, les femmes auront blanchi l’intérieur des maisons pour augurer à celle-ci lumière et faste. Elles auront également remplacé « Inyen », les trois pierres posées en triangle autour du Kanoun, sur lesquelles on dispose les ustensiles pour cuire la nourriture. Elles prennent soin de ne ramener que les pierres sous lesquelles elles n’ont pas trouvé d’insectes nuisibles ou venimeux. Leur préférence va à celles sous lesquelles elles ont trouvé des herbes vertes ou des fourmis ; celles-ci augurant une activité florissante pour l’année qui s’annonce ainsi sous de bons auspices.

La veille de Yennayer jour de l’an, la maîtresse de maison dispose des poignées de céréales dans tous les recoins de la demeure, et entre les silos « Ikufan », ainsi que sur le moulin manuel à pierres. Elle jette à la volée des poignées de céréales sur les arbres et dans les champs, afin qu’ils soient inondés d’aisance et de bienfaits.

Afin de prévenir toute friction et augurer l’harmonie pour l’année à venir, il est d’usage d’arrêter de moudre avec le moulin manuel à pierres, trois jours avant et après Yennayer. Le feu étant entre autre symbole d’intense activité, il ne doit pas s’éteindre toute la nuit qui précède le premier jour de Yennayer ni sortir de la maison.

Tous les rites exécutés ce jour sont accomplis en vue d’augurer l’abondance et écarter la famine. « Imensi n Yennayer » est en fait un dîner par lequel on se prépare à accueillir la lumière. C’est aussi un dîner de communion, durant lequel tous les membres du foyer sont réunis autour d’un plat de couscous et de viande. Pour augurer l’aisance, ce plat ne doit pas rester vide après que tous les membres du foyer aient mangé à satiété. Les filles mariées dans le village sont conviées à ce copieux dîner.

Pour le repas du réveillon de Yennayer, ce sera donc l’incontournable couscous de semoule de blé avec une sauce aux sept légumineuses qui sont souvent: haricots blancs, haricots rouges, dolique à œil noir, pois chiche, fèves concassées, pois cassés et lentilles. Le tout est accompagné d’une volaille, que le père de famille immole sur le seuil de la demeure en hommage aux gardiens invisibles. Ainsi honorés, iɛessassen couvriront de leur protection les membres du foyer.

Avant le début du repas, on dispose autour du plat de couscous, une cuillère devant chaque membre présent. On met ensuite des cuillères qui évoquent symboliquement chaque membre du foyer absent. Ainsi commence ce dîner qui durera jusque tard dans la nuit.

Pour ceux chez qui est né un garçon en cours d’année, on ramène du marché pour ce dîner, une tête de bœuf entière afin d’augurer à l’enfant, un avenir radieux à la tête d’un clan riche dont il sera le chef. Ce rituel est répété à l’identique, le jour où le garçon se rendra pour la première fois au marché. C’est également dans la matinée de la première journée de Yennayer, qu’on procède à la première coupe de cheveux du garçon né en cours d’année. Ainsi débarrassé des mauvaises influences en ce jour symbolique de renaissance, il grandira plus vigoureux tels les plants qu’on taille en cette période de l’année.

Dans la matinée du premier jour de l’an, les enfants se déguisent avec des masques de leur fabrication symbolisant les invisibles. Munis de corbeilles, ils chantent en chœur des chants anciens devant chaque maison. En récompense, ils y reçoivent des friandises que les adultes amusés leurs offrent généreusement.

Lors des trois premiers jours de l’année, on ne prépare que des mets augurant la lumière, la blancheur, l’opulence et la générosité. Pour le premier repas de la nouvelle année « Uftiyen ». C’est un met composé de différentes céréales entières, dont le blé et les fèves cuits dans l’eau ou à la vapeur. Les repas du deuxième jour sont confectionnés avec des herbes « Imɣan » dont « Bibras », « Fliyu », « Avaɛuq », « Aɣiɣac » et « Tasemumt ». Ce met appelé « Abazin » est abondamment arrosé d’huile d’olive pour atténuer l’acidité de « Avaɛuq » (l’Arum). Le troisième jour, on prépare des mets à base de pâtes blanches qui lèvent, du genre « Tiḥbulin » ou Lesfenǧ » (beignets), « Tabuftatt » et « Timsemdin ».

On bannit des menus, tous les aliments durs, noirs ou pimentés tels « Aɣrum aquran » (la galette dure), « Aberbuc » (le couscous noir à base de semoule d’orge qui est d’ordinaire le plat du pauvres), ainsi que les autres plats d’habitude agrémentés de piment fort.

Au matin du quatrième jour, la maîtresse de maison va clore enfin les rituels de Yennayer présage de lumière. Pour cela, elle dépose sur le toit de la demeure, quelques brins de genêt « Azzu » ou d’aubépine « Idmim » pour tenir à distance les mauvais esprits.

Un autre rite très ancien ayant trait à Yennayer et en rapport avec la fécondité, est de faire coïncider un mariage avec cette date fortement symbolique de lumière, de fertilité, de communion, d’harmonie et de bons présages.

VI : Dans votre livre, vous évoquez des similitudes entre Yennayer et la Chandelours.

AM : Pour preuve que Yennayer est universel, on retrouve dans les cultures germaniques, celtes et scandinaves, des rituels similaires célébrant à cette même période de l’année, l’arrivée des beaux jours et le retour de la lumière. L’un de ces rituels est l’antique culte de l’ours (la Chandelours), synonyme de l’adoucissement du climat et d’éveil de l’hibernation. Il est caractérisé par le déguisement des enfants et les processions de flambeaux.

VI : Finalement, quel devrait être l’esprit de Yennayer selon vous ?

AM : Yennayer qui symbolise le travail, la lumière et le pardon, doit être une fête qui rappelle à chacun qu’il a des obligations d’unité et de cohérence avec les siens. Yennayer doit nous rappeler que nous avons des valeurs nobles desquelles on se doit d’être fiers et que nous devons célébrer comme le firent nos ancêtres. Ces valeurs nous sont arrivées intactes malgré les vicissitudes du temps et des contraintes historiques, il est donc de notre devoir de les transmettre intactes aux générations futures. Comme je l’ai dit dans une citation : Sfuglet ansayen useggas, yal wa yebded s wayla-s (Célébrez vos coutumes annuelles, chacun n’existe que par les siens). Ne pas léser sa culture et sa particularité.

VI : Vous préparez un recueil de proverbes Kabyles. Pouvez-vous nous en citer quelques uns en lien avec Yennayer?

AM : On peut en citer au moins deux :

  • Yennayer nemmuger-ik s rric, a Ṛebbi ḍmen-aγ amεic : On va à la rencontre de Yennayer avec des plumes (dîner au poulet), ô Dieu garanti-nous l’abondance et la fertilité.
  • Iy imensi n yixef useggas, a lal n-uxxam semmed-as : Pour le dîner du nouvel an, ô maîtresse de maison fait l’opulence.

VI : Une date pour la sortie du recueil ?

AM : Je viens en effet de terminer un recueil de 3200 proverbes kabyles traduits en français. Il sortira probablement vers février 2021

VI : Un dernier mot?

AM : Je vous remercie infiniment pour tout ce que vous faites, comme je remercie également tous ceux qui œuvrent à l’épanouissement de notre langue et de notre culture. Une langue et une culture que nous devons utiliser chaque jour.

Deux proverbes pour terminer :

  • S tmeslayt i tedder tutlayt, sdarayent amdan di snat (De son parler vit la langue, les deux protègent l’individu) dit l’importance de l’utilisation courante de la langue maternelle, pour la survie de l’individu. On ne vaut que ce que vaut notre langue maternelle.
  • Tameslayt-ik am yemma-k, ḥerez-itt tettalas fell-ak (Ta langue est à l’image de ta mère ; préserve-la car tu es redevable envers elle)

Propos recueillis par Muyyud