16 règles traditionnelles qui régissent le rapport avec la nourriture dans la société Kabyle (Par Lyazid Chikdene)

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Dans la pensée de nos aïeux, la nourriture ou l’alimentation dans son sens large, c’est sacré. Cela ne veut pas dire que nous sommes particulièrement gourmands ou qu’on s’agenouille devant tout ce qui peut ravir notre estomac. Le rapport de la société Kabyle avec tous ce qui est denrée alimentaire, dans son sens spirituel et ancestral « Tagella d lemleḥ », reste tout de même proche de la sacralisation.

Les famines et les pénuries de l’alimentation qui ont frappé la Kabylie à travers son histoire, comme beaucoup d’autres pays par ailleurs, ont peut-être marqué aussi les esprits de nos anciens dans leur façon d’être et de se comporter dès qu’il s’agit de quelque chose qui nourrit l’homme ou son animal.

Ci-dessous, quelques règles adoptées comme des commandements mais elles ne sont inscrites nulle part. J’essaie d’énumérer certains certains d’entre eux mais la liste n’est pas exhaustive.

  1. On ne jette jamais la nourriture quel que soit son état, crue ou cuite, comestible ou avariée. Elle peut servir d’aliment à d’autres êtres, animaux domestiques ou sauvages.
  2. Quand on trouve de la nourriture, dans toutes ses variantes, de la semence, du pain, des fruits ou des légumes, par terre, et même quand cela pousse abondamment, on prend le soin de la ramasser pour la mettre à à un endroit où elle ne risque pas d’être piétinée. On sait qu’un animal l’avalerait lors de son passage.
  3. On ne la gaspillage pas, même dans les moments d’abondance. C’est pour la spiritualité ce qui est un pêché dans les religions.
  4. Les gens peuvent être liés par des liens de sang comme par des liens en rapport avec la nourriture. C’est-à-dire si quelqu’un a offert de la nourriture (tagella d lmleh) à quelqu’un qui en est dans le besoin, ce dernier est redevable du moins sur le plan moral vis-à-vis de celui qui l’avait nourri. Et si un jour, il oublierait cela en agissant inconvenablement avec lui, c’est considéré comme une ingratitude, une trahison qui peut déboucher sur une malédiction « daɛwesu ».
  5. Manger dans la rue est formellement banni, ce n’est pas interdit mais c’est indécent, y compris pour les gamins. Un enfant dont les parents ou la famille peuvent se permettre de lui offrir des friandises, s’il les mange dans la rue, il risque de provoquer des frustrations qui peuvent être maladives chez les autres enfants. Ils disaient « ad isqeḏ̣ ».
  6. On ne joue jamais avec de la nourriture, un enfant qui joue avec son morceau de pain ou, quand il tente de faire de sa pomme une balle de tennis, il est fermement recadré.
  7. On ne se rend jamais chez quelqu’un à l’heure du déjeuner ou de dîner.
  8. Quand on rend visite à un malade, on prend le soin d’éviter les heures citées en haut pour les mêmes raisons. Un malade ou une femme qui venait d’accoucher sont généralement gâtés les premiers jours de leur convalescence, alors s’il vous plait, vous êtes gentils mais, ne jouez pas aux trouble-fêtes !
  9. On ne se rend jamais chez quelqu’un sauf par force majeur le jour du marché (hebdomadaire généralement). Il se pourrait que le chef de famille s’est acheté quelques délices pour sa propre famille.
  10. Ne pas exhiber sa cueillette. Quand on revient de la cueillette des fruits notamment, il faut couvrir sa récolte soit par des feuillages ou par un tissu pour ne pas l’exhiber. Cela ne nous exonère pas de devoir inviter ceux que l’on croise sur notre chemin pour déguster.
  11. Restons encore sur ce point de cueillette. L’arbre fruitier ne doit pas être dépouillé complétement de ses fruits. Il faut laisser une part symbolique en guise de remerciement à celui qui a rendu la récolte bien concluante. C’est aussi pour laisser leur part aux oiseaux.
  12. A l’époque où des mamans ou des grand-mères se chargeaient de trouver une épouse pour son fils ou petit fils, dans la phase préliminaire de sa démarche, elle pourrait se rendre au domicile familial de la fille « repérée » pour la voir de ses propres yeux. Elle ne devrait en aucun cas ingérer quoique ce soit, même pas un verre d’eau chez cette famille à l’occasion de cette visite. Boire ou manger dans ce cas signifie que le lien est déjà tissé et que les choses se sont officialisées et c’est difficile de se rétracter !
  13. Quand on se rend chez une famille proche ou non pour une visite de courtoisie, il est de règle de ne pas franchir la porte avec des mains vides. Ceci dit, on ne vous jugera jamais sur le gabarit ni sur le poids du panier, ni sur la quantité ou la qualité. Ce n’est pas fini, une deuxième règle s’agrippe à la première. La famille qui accueille met à disposition de son invité quelque chose à mettre sous la dent : un café ou une autre boisson, un fruit ou autre si ce n’est pas carrément un repas complet. Peu importe, l’essentiel est, surtout, de ne pas puiser du panier de son invité pour le mettre à table à l’occasion de sa présence. La pensée sous-jacente, c’est de nourrir son invité mais pas avec ce qu’il nous a ramené.
  14. Quand on est invité pour déjeuner ou dîner et qu’on savoure bien le plat, on ne doit pas montrer ou insinuer qu’on veut en reprendre. N’essayez pas non plus de lécher vos assiettes. Cela signifie que vous en voulez encore et on vous priera d’en reprendre !
  15. Dans le cas contraire, il faut faire l’effort de finir son assiette même si le goût du plat ne vous inspire pas, c’est impoli et c’est vexant pour les accueillants de poser sa cuillère juste après avoir goûté!
  16. La viande ne se mange pas tous les jours. Ce n’est pas par militantisme végétarien ni par véganisme, juste parce que les gens ne pouvaient se le permettre, même quand on possède un bétail de plusieurs têtes, ce n’est pas destiné à cela. La viande est réservée uniquement aux occasions et fêtes. Quand on a les moyens de se le permettre, on évite quand même car l’odeur de la cuisson peut en donner envie à des voisins, qui, eux, ne peuvent se le permettre.

Pour résumer, toutes ces attitudes se convergent vers une pensée, une façon d’être rationnelle basée sur le sens du partage et de la solidarité. La nourriture est aussi un lien qui soude et rapproche les personnes. Quand elle est suffisante, on est dans l’obligation morale de la partager avec son prochain et quand ce n’est pas suffisant, on doit faire preuve de discrétion et d’humilité, valeurs indissociables de la pensée Kabyle d’antan.

Allez yennayer amegaz, savourez bien votre couscous au poulet, il devrait être dans toutes les marmites !

Par Lyazid Chikdene

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