Bien que je sois contraint d’épouser une identité culturelle berbère pour faire face à l’identité arabo-islamique et hégémonique imposée par l’Etat algérien, car en vérité, les deux identités sont despotiques : elles empêchent l’émergence de l’idée même de « l’identité » individuelle.
Tout écart de conduite est vu dans les deux cas, par les deux identités pourtant rivales, comme un acte de traitrise aux deux identités qui sont sensées être les miennes.
Deux identités, en l’occurrence, que je n’ai pas choisies, mais que je suis obligé de pratiquer. Elles sont despotiques dans le sens où le « Je » est phagocyté par le « Nous » collectif de la communauté nationale et religieuse d’un côté, puis linguistique, religieuse, culturelle et ethnique de l’autre… Le « Nous » algérien et berbère se veulent chacun comme la multiplication des « Moi » à la fois inclusifs et exclusifs. En somme, nous ne sommes pas dans « Je est un Autre » de Rimbaud, mais dans « L’Autre est un Je » de Daubrim.
Ces écarts de conduite identitaire ne sont en réalité qu’une forme d’identification au sein de ces deux identités qui nous pèsent et qui nous poussent au conflit. Comme dirait le politologue Jean-François Bayart : « L’identification est toujours contextuelle, elle s’effectue en situation« . Je suis montagnard (même en vivant à Paris) par rapport à un Algérois, je suis Français par rapport à un immigré, je suis Grec par rapport aux Turcs, je suis Romain par rapport aux Orientalistes, je suis Berbère par rapport aux Arabes, je suis Méditerranéen par rapport aux Africains, je suis Kabyle par rapport aux Berbères, je suis païen par rapport aux monothéistes, je suis laïc par rapport aux Islamistes, je suis athée par rapport aux Kabyles musulmans, je suis un employé par rapport à mon employeur, je suis un citoyen par rapport à mon voisin croyant, je suis un client par rapport à mon boulanger tunisien, etc.
Je vis tout cela parfois dans une même journée au point de me demander « Qui suis-je vraiment ?« . Et pourtant, selon une autre identité, celle de l’exil et de l’étranger, je demeure un Arabe plus au moins intégré pour les Français, un mauvais Musulman pour les Arabes et un Kabyle trop intégré pour les Kabyles…
Toutes les identités nous viennent, comme vous voyez, des autres, de l’extérieur, ce à quoi notre groupe ou un autre groupe nous identifie. En revanche, ce que nous sommes individuellement relève de nos relations et de nos rapports aux autres.
D’où la nécessité d’un cadre politique qui pourra peut-être aider les Kabyles à quitter leur condition identitaire culturelle, pour passer à celle de l’identification volontaire. Le Kabyle ne sera libre que le jour où il deviendra citoyen de son propre Etat. Là il pourra cultiver, comme tous les citoyens libres, ses différences au sein de son groupe, exprimer ses rêves et ses désirs, s’identifier par rapport au monde, à l’environnement, à la science, au ciel, au savoir…
Son combat est désormais double : quitter l’identité et la culture dans lesquelles on veut l’emprisonner, puis celles dans lesquelles il s’est emprisonné. Les deux ont leurs limites.