Interview avec le fondateur de Tiɣremt, Fodil Mezali : « Je ne comprends pas le sens de cette interdiction »

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Avec ses amis Said Mekbel et Mohamed Benchikou, Fodil Mezali cofonde le fameux journal Le Matin, interdit de parution depuis 2004. Ces trois militants étaient aussi des anciens cadres au sein du PAGS (Parti d’Avant-Garde Socialiste). Quelques années plus tard, Fodil Mezali fonde en 2013 le quotidien francophone La Cité, puis un autre quotidien amazighophone à savoir Tighremt.

Malheureusement l’histoire se répète, puisque ce quotidien amazigh, le premier dans l’Histoire, est aussi interdit de parution depuis mars 2020. Si ce n’était pas le cas, il aurait bouclé un an d’existence ce 22 février 2021.

C’est d’ailleurs le sujet, parmi tant d’autres, que Fodil Mezali a bien voulu aborder en exclusivité avec nous dans cette interview.

VAVA-innova : La Journée internationale de la langue maternelle approche, synonyme du premier anniversaire de Tighremt. Mais malheureusement, ce quotidien n’existe plus…

Fodil Mezali : C’est pire qu’une injustice. C’est inacceptable. C’est pire qu’un affront. C’est un manque d’égards et de respect à une partie importante des algériens, qui se compte par millions de personnes, parmi lesquels des Kabyles, des Chaoui, etc. C’est la première expérience du genre, engagée dans le pays par tout un groupe, au sein duquel j’ai eu l’honneur de diriger certains travaux. Mais malheureusement cette expérience on l’a tuée dans l’œuf dès qu’elle a commencé, au bout de 5 numéros.

Quelle est la raison de cette interdiction selon vous ?

La raison apparente, celle qu’ils nous ont donnée, c’est le caractère.

Je me souviens très bien, ils m’ont appelé du Ministère pour me dire «  est-ce que vous êtes prêt à écrire le journal en caractères arabes ? ». J’ai dit « je vais voir avec le personnel de Tighremt. C’est eux qui sont mieux placés pour en décider ».

Je rentre dans le bureau, et je parle aux copains. Tout le monde était contre. Ils m’ont dit que c’est impossible. Toutes les écoles et universités enseignent en caractères latins. Même la déclaration du 1er novembre et celle du Congrès de la Soummam sont en caractères latins. Même le programme de Teboune est écrit en caractères latins. Tamazight en caractères arabes ça n’existe pas. Cette raison du caractère ne tient pas la route.

La raison est peut-être d’ordre politique. Il fallait arrêter ce journal. Le problème c’est qu’on ne s’était pas contenté de bloquer Tighremt, qui est édité par la société éditrice Témoignages, qui édite un autre journal La Cité, un quotidien francophone. Ils ont aussi interdit La Cité de publicité publique durant un certain temps jusqu’à ce qu’il a cessé de paraître lui aussi. On a essayé de continuer de sortir mais c’était impossible de faire face aux charges salariales, locatives, de fonctionnement et de facture d’impression.

C’est malheureux ! Ça fait presque un an qu’on n’existe plus comme entreprise de presse, pourtant nous n’avons rien fait de mal. Au contraire. Avec Tighremt nous avons fait du bien à Tamurt et à notre langue amazighe.

D’aucuns disent que le problème serait la ligne éditoriale du journal…

On peut tout supposer puisque nous n’avons pas de réponses claires et précises. Mais si c’est le cas, qu’est ce qu’on lui reproche ? Est-ce que ce journal, dans l’un de ces numéros, a porté atteinte à l’intégrité territoriale du pays ou à l’unité nationale, ou à la moindre des dispositions de la Constitution algérienne ?

C’est un journal qui s’est occupé de faire de l’information. Et commenter à travers ses éditoriaux les faits ou les événements importants ou nationaux. C’est exactement ce que font tous les journaux privés et publics dans ce pays. La différence c’est que Tighremt ne le fait pas en arabe ou en français mais en tamazight. En respectant complètement le code de l’information. Donc il n’y a aucun problème de type ligne éditoriale.

Je n’arrive pas à trouver une explication à cette décision d’interdire ce journal sauf que si, peut-être, moi aussi je suis visé à travers cette interdiction.

Et pourquoi ?

Parce que je suis un ancien militant du PAGS. Combien de personnes qui étaient au PAGS  mais qui aujourd’hui sont devenues des PDG, des ambassadeurs, des ministres, il y en a plein. Ou est-ce que pour le directeur que je suis, c’est le fait d’être Kabyle ? Les Kabyles sont des ministres, des ambassadeurs, des chefs de gouvernement, tout ce que vous voulez.

On me reproche qu’après la mort du Matin en 2004, j’ai essayé de créer La Cité en 2005 ? J’ai déposé un dossier au Ministère de la communication, et figurez-vous, de 2005 j’ai attendu jusqu’à 2013 pour qu’ils m’accordent un agrément !

Alors qu’il y a des gens qui n’ont rien à voir avec la profession mais qui sont aujourd’hui à la tête d’Empires médiatiques. Qu’est-ce qu’on peut me reprocher moi ?

Peut-être ils vous reprochent votre amazighisme ?

Le problème c’est qu’ils ne peuvent pas m’interdire de lutter pour ma langue maternelle. Nous sommes loin des partis politiques et du séparatisme. Nous voulons que tamazight soit une langue enseignée partout en Algérie, et nous voulons qu’elle soit une langue d’enseignement pas seulement une langue enseignée. Il n’y a pas de raison pour que le français et l’arabe soient des langues d’enseignement, pas le Tamazight. Pourtant ces langues ne sont pas aussi nationales que tamazight.

Il n’y a pas de raison pour que le Tamazight,  qui est le fondement de l’Algérie, soit une langue nationale seulement en Kabylie et étrangère ailleurs partout en Algérie. C’est scandaleux !

Y a-t-il eu depuis un contact pour une éventuelle levée de blocage ?

Ils m’ont appelé du Ministère, je crois le mois de juin dernier. Puis je me suis présenté chez eux. J’ai tout évoqué avec le secrétaire et je lui ai expliqué qu’il n’y a pas de différence entre Tighremt et les autres journaux, sauf que nous faisons de l’information en Tamazight. C’est la seule différence. En caractères latins, car il n’y a pas de possibilité pour faire autrement.

Il m’a dit qu’il est d’accord et qu’il va rédiger un rapport au ministre et me rappeler par la suite. Depuis, personne ne m’a contacté.

Je ne veux pas mettre dans la gêne le ministre car c’est lui qui m’a donné l’agrément. En plus c’est un ancien compagnon de lutte au MJA. C’est un militant. C’est quelqu’un qui est acquis aux principes de liberté d’expression et de la presse. Je ne comprends pas comment Tighremt ait pu être bloqué durant son mandat.

Donc, il ne serait pas derrière la décision de blocage ?

Oui, ça ne vient pas de lui. Je sais qu’il y a des forces qui pèsent plus lourd qu’un ministre dans un pays comme l’Algérie. Cependant, je ne peux pas accuser car je ne sais pas qui a ordonné.

Beaucoup parlent du HCA et du rôle qu’il a joué en faveur de Tighremt…

Le HCA on l’a saisi. Il a demandé une rencontre avec le ministre, et présenté des arguments en faveur de la reprise. Même le ministre, quand il m’a reçu, il m’a dit qu’il a reçu également le secrétaire général du HCA. Mais le HCA a écrit au ministre, à la présidence. Il a fait ce qu’il fallait faire.

Il y a aussi quelqu’un parmi les intellectuels à qui je dois rendre hommage: c’est le professeur Dourari Abderrazak.

Il a fait une lettre publique au ministre de la communication pour lui expliquer que l’injustice exercée contre ce journal est une faute politique.

On vient d’annoncer la création prochaine d’un journal public en Tamazight. Qu’en pensez-vous ?

Écoutez, c’est une bonne chose qu’il y ait un autre journal d’information en tamazight. Mais au moins, qu’ils laissent Tighremt continuer d’exister avec un minimum de publicité pour qu’il puisse payer ses différentes dépenses de fonctionnement. Ça sera une concurrence loyale et ça va contribuer à la promotion de la langue amazighe dans le pays.

Moi j’applaudis cette initiative d’un journal public, mais pourquoi on empêche l’expérience d’un journal privé en tamazight?

À coté d’El Moudjahed, il existe Le Soir d’Algérie, El Watan, Liberté. À coté d’El Chaab,  qui est aussi un journal public arabophone, il y a El Khabar et tant d’autres.

À propos de la version web de Tighremt. Elle n’a finalement pas eu lieu. Pourquoi ?

La version Internet, on voulait la lancer mais c’est difficile. Comment payer tout le personnel qui écrit ? La formule d’abonnement, apparemment ils ne nous ont pas répondu. On a eu des problèmes, on a été empêchés très rapidement, on ne s’attendait pas à ce coup.

C’est comme si on impose au journal de s’autocensurer, de taire certains événements, de fermer les colonnes aux indépendantistes par exemple. C’est ça à votre avis ?

Mais ça c’est une vision rétrograde, une politique à quatre sous. Je vais vous donner un exemple : Quelqu’un comme Ferhat Mehenni, qui est le leader d’un mouvement indépendantiste, vous n’allez pas lui ouvrir les colonnes pour une interview ?

Il parle tous les jours, sur les réseaux sociaux, dans les journaux étrangers, dans les télévisions étrangères !

Ce n’est pas comme ça que vous allez mettre en échec le projet de votre adversaire. Votre  adversaire, il faut le laisser dire, le laisser parler et apporter des preuves contraires à ce qu’il dit. C’est ça la démocratie. Et c’est comme ça que vous finirez par être admiré par les lecteurs, par le peuple. Lorsque vous employez la force avec votre adversaire, vous enfoncez la victimisation à son égard.

Peut-être ils me voient comme un berbériste dangereux ou même un séparatiste, alors que c’est faux. Il est vrai que je suis un Kabyle attaché à mon identité amazighe, pas plus.

Donc on reproche à Tighremt d’être un quotidien libre et indépendant, qui donne la parole à tout le monde ?

Voilà ! Il n’y a pas plus clair que ça. Qu’ils nous disent pourquoi ils nous interdisent, car cette question de caractères ne tient pas la route.

Propos recueillis par Azwaw

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