La faim fait sortir le loup du bois, l’injustice, le héros de sa léthargie. Ahmed Oumeri a de tout temps été louangé par les femmes dans leurs chants et glorifié par les plus illustres poètes et artistes contemporains. De Lounès Matoub à Menad, en passant par Lounis Aït Menguellat, le groupe Djurdjura, Zedek Mouloud et Afous, tous ont mis en exergue la fin tragique qui a été réservée à ce personnage proverbial de courage, de bravoure et de patriotisme. Une fin qui semble fatalement atavique tant notre histoire est parsemée d’exemples. La mémoire collective garde surtout celle que réserva Bocchus au roi-guerrier Yugurten.
Au-delà du mythe, une brève esquisse sur ce que fut Oumeri, nous permettra peut-être de saisir les motivations et le « Credo » de cet « hors-la-loi »(1) ?
Ahmed Belaïd, alias Oumeri, fut un descendant d’une famille qui a perdu sept hommes durant la résistance des At-Vuwaddu à la conquête française de la Kabylie. Alors que tout le pays s’était rendu à « l’évidence » et avait « accepté » les auspices de la France protectrice vers 1849, La Kabylie et cet Aârch, cœur de la redoutable confédération guerrière des Igwejdal, résista sept longues années encore aux assauts répétés et meurtriers des conquérants (1850-1857). Sous la plume du colonel Robin, dans la Revue africaine qui relatait alors la chronique de la conquête de la Kabylie, on peut lire : « Les Beni-bou-Addou qui, malgré le sac de leurs principaux villages en 1849, étaient restés insoumis, furent encore les derniers à rentrer dans le devoir en 1857. »(2)
Plus tard, ils s’associèrent aux troupes de Faḍma n Summer, puis prirent part au soulèvement de Lmuqrani… Les sept guerriers des Ath Hammou, ancêtres d’Oumeri, qui périrent alors, furent exécutés par les soldats du général Lerez du 5e RTA. Depuis, un adage est né pour traverser les temps et les générations dont celle d’Ahmed, pour parvenir jusqu’à nous : « W’ivɣan ad yissin xellu, imuqel s-afrag n At Ḥemmu »(3). Les répercussions psychologiques traumatisantes des rudes épreuves de cette période, particulièrement sanglante de notre histoire, sur les populations, se sont donc transmises, la tradition orale aidant, de génération en génération.
Oumeri voit le jour dans ce hameau suspendu aux pieds des crêtes du versant nord-ouest de « la montagne de fer »(4). Les Aït Bouaddous menaient une vie somme toute identique à celle de leurs compatriotes « indigènes ». Une vie faite d’indigence et d’injustice. Le petit Oumeri grandit au milieu de cette hostilité constante du milieu social et naturel qui forgera par la suite, son amour de la justice, de la liberté, mais surtout, son courage hors pair.
Le mouvement nationaliste commençait à se cristalliser et à prendre racines dans les couches populaires, notamment en Kabylie. L’ENA puis le PPA-MTLD tentaient de se doter d’une base populaire pour pouvoir mener l’action de sensibilisation aux contrées les plus éloignées et faire vibrer la fibre patriotique de leurs frères autochtones. Puis, ce fut l’éclatement de la seconde guerre mondiale et tout désormais, dépendait des tournures qu’allait prendre cette nouvelle tragédie qui vint s’ajouter alors aux malheurs des Kabyles.
Pour que la France « protectrice » ne tombe pas entre les griffes du nazisme, les « indigènes » sont mobilisés et expédiés au front. Les villages de Kabylie ne portaient plus dans leurs ruelles escarpées que vieillards, femmes et enfants. Le jeune Ahmed, quant à lui, se retrouva à Sedan, à la frontière franco-belge.
Un jour, traversant une rivière alors que son unité était à court d’eau depuis des jours, Oumeri fut, une fois de trop, témoin d’une scène discriminatoire dont l’effet fut déterminant et quasi immédiat : craignant que l’eau du cours ne soit empoisonnée par les nazis et afin de vérifier si celle-ci était propre à la consommation, l’officier français préféra faire boire un soldat « indigène » au lieu de sacrifier un cheval de la cavalerie. Il déserta en 1941 et rejoint très vite Alger. Arrêté puis emprisonné à la caserne de Belfort (actuelle El Harrach), il se voit réincorporé au régiment de « la marche des Levant » où, après des tractations et l’obtention de l’appui de la direction du PPA, il y organisa une mutinerie qui échoua… Étrangement, l’information avait été divulguée avant le déclenchement de l’insurrection carcérale. Sa déception fut encore des plus vives quand, le jour même, Messali Lhadj adressa un appel en directions des mutins… un appel au calme et à se rendre aux autorités pénitentiaires !
Quelques jours plus tard, toujours aussi habile, il réussit incroyablement sa tentative d’évasion et opta aussitôt pour le maquis pour lutter, à la manière des ancêtres, contre le colonialisme et ses riches serviteurs. Ainsi, il rançonnait, vengeait, enlevait aux uns et donnait aux autres, terrorisait les nantis, particulièrement ceux qui furent les serviteurs du pouvoir colonial, l’aroumi et ses « amis ». Les rançons allaient sans prendre le moindre détour aux plus démunis.
Le maquis avait ses informateurs dans tous les villages. Quand le groupe rebelle d’Oumeri recueillait des rançons, recevait les prix du sang, dévalisait une maison, sanctionnait des personnes, on savait au centime près les sommes collectées. Tout naturellement, le maquis recevait à son tour un pourcentage pour survivre, venir au secours des familles de ses membres maquisards et malgré son refus de faire porter à son groupe une quelconque casquette partisane, Oumeri alimentait quand même la caisse du PPA-MTLD. Oumeri refusait toujours « d’exercer » sous la houlette du PPA. Le colonel Ouamrane témoignait avoir envoyé des éléments de la bande (comprendre « ses hommes ») en mission et recueillaient un pourcentage des « collectes » du groupe d’Oumeri avec l’œil bienveillant du maquis. « […] Il n’arrêtait les cars que pour faire crier à plusieurs dizaines de voyageurs : […] Vive l’indépendance. ». Un témoin oculaire de ces scènes serait encore en vie.
Pendant ce temps-là, la propagande coloniale associée aux différentes pressions de ses ennemis, à une époque où les seuls canaux d’information censés éclairer des populations, en majorité illettrées, étaient la propriété de l’administration, ont fait que les plus illuminés ont cédé et les diffamations les plus invraisemblables et les plus immorales avaient pris les allures de vérités incontestables. Isoler le héros de son peuple par l’anathème, une recette vieille comme le monde.
M.A. Brahimi, dans un travail d’investigation remarquable, encore inédit, révèle l’existence des contacts entre le groupe rebelle et les responsables du PPA-MTLD. En effet, d’après lui, convaincu enfin par Krim Belkacem après des années d’efforts, Oumeri s’apprêtait à rejoindre l’OS quand il fut assassiné dans un guet-apens tendu par l’administration, au village Iɛezzunen, au domicile de son compagnon d’armes Ouacel Ali et ce, le jour même de la création de l’organisation secrète(5). En trahissant Oumeri et Hadj Ali Arezki qui défrayèrent la chronique des années durant, Ouacel n’avait fait que rappeler que, depuis la nuit des temps, chaque fois que cette terre donnait naissance à un grand homme ou à une grande femme, il s’ensuit inévitablement une autre d’un grand traître.
Plus d’un demi-siècle après sa mort, aucune reconnaissance n’est venue exhumer ce héros mythique que fut Oumeri. Le récit historique qui lui a été consacré par feu Tahar Oussedik(6), est une louable initiative dans le sens où elle a eu le mérite d’avoir conféré au personnage une réputation plus large et surtout, d’avoir contribué à sauver de l’oubli, ce justicier du terroir ; un oubli dans lequel les fossoyeurs de l’histoire de tout bord ont réussi, peu ou proue, à le confiner jusque-là. Cependant, cette œuvre unique pèche quelque peu par son manque de rigueur scientifique qu’exige le genre historique, d’où les lacunes dans la justesse de certains faits ainsi que dans leur chronologie. Le côté romancé du récit y a, du reste, remédié et mérite d’être souligné tant les difficultés qui entravaient alors, plus que maintenant, la recherche historique en général et plus particulièrement celle ayant trait aux « hors-la-loi » appelés aussi « bandits d’honneur », justifient largement ces insuffisances légitimes. Aujourd’hui encore, c’est à peine si une mémoire vivante ose délier la langue non sans réticences.
T. Oussedik disait : « Je prends Oumeri pour un héros national ». Ce n’est que justice rendue à cet authentique justicier du petit peuple qui, depuis sa tombe de fortune perdue sous la plate-forme d’une vieille bâtisse abandonnée, ne cesse de hanter notre paresse. Un symbole, un repère imposant dont seuls les héros de légende ont le secret, Oumeri n’est aujourd’hui, qu’un nom dans notre mémoire collective. Les épopées de cette victime de sa propre singulière bravoure et de sa propre prise de conscience prématurée dans une société qui claquait du bec, qui était en proie à l’austérité du milieu naturel, au ravages du typhus, à l’exode massive de la gente masculine vers une guerre lointaine et vers des mines dévoreuses d’hommes, à l’injustice et aux atteintes aux droits les plus élémentaires de l’être humain, mais surtout en proie à l’analphabétisme, sont aujourd’hui inconnues de la postérité.
Décoloniser l’histoire est une entreprise de grande envergure, essentielle. C’est une tâche qui incombe à tout un chacun, dans les limites des moyens dont dispose chaque auteur, intervenant ou chercheur. C’est aussi, tenter d’apporter sa pierre à l’édification d’un avenir certain fait d’équilibre et de stabilité. L’association culturelle Amezruy aura été celle qui a brisé le plafond de verre qui retenait ce personnage légendaire dans une position subalterne de l’histoire. Un vibrant hommage lui a été rendu par cette organisation qui lui avait consacré la première (et l’unique) rencontre dont la thématique fut « la vie et le combat d’Ahmed Oumeri »(7). Aussi, consacrer une œuvre cinématographique digne de ce nom et retraçant le combat de ce justicier, lui reconnaître son statut de « héros » est aujourd’hui plus qu’une exigence d’une mémoire qui aspire à reconquérir son histoire authentique afin de réaliser sa propre projection dans l’avenir.
Que justice soit rendue au justicier.
Notes :
- Article rédigé en 1996, publié dans les quotidiens « Le Matin », « El Watan » et en 2007, dans le mensuel « Iẓuṛan ».
- (1) « Crédo d’un hors-la-loi », titre d’un ouvrage inédit de M.A. BRAHIMI.
- (2) Dans Revue Africaine.
- (3) littéralement : « celui qui veut connaître ce qu’est l’extermination, qu’il regarde vers les Ath-Hemmou ».
- (4) « Mons Ferro », nom romain de Djerdjer.
- (5) L’OS fut créée le 17 février 1947. Oumeri est assassiné le même jour.
- (6) Tahar OUSSEDIK, Oumeri, Éditions Laphomic, 174p.
- (7) Maison de la culture Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, du 2 au 5 mars 1996.
- Illustration : Peinture à l’église Ville Neuve, Tolosane.