Printemps noir : « Je partage ici quelques souvenirs comme reporter au quotidien Le Matin » (par Farid Alilat)

,

Printemps noir de Kabylie, je partage ici quelques souvenirs comme reporter au quotidien Le Matin. Mercredi 25 avril 2001, je suis à Akbou de beau matin avec mon collègue photographe Mohamed Messara qu’on surnomme « Moh Le Matin ». La veille, nous étions à El Kseur et à Oued Amizour où quelques échauffourées ont eu lieu sans trop de dégâts.

Ce mercredi donc, le siège des impôts d’Akbou est mis à sac alors qu’une banque est attaquée. Devant les Impôts, une voiture de police course 4 jeunes qui sont embarqués devant moi. Ces gosses ont l’âge de mon fils aujourd’hui, 16 ans. Tout au plus 17 ans. Je connais un des policiers qui procèdent à leur arrestation. Je lui demande de les relâcher. « Laisses les partir. Ce sont des gamins, ils n’ont rien fait« . Il refuse de les relâcher. « Tu me promets que rien ne va leur arriver? » Il promet. « On va juste les interroger et les relâcher après. T’inquite, tu me connais« .

Quelques jours plus tard, je reviens à Akbou pour revoir ces jeunes. Ils m’apprennent qu’ils ont été brutalisés au commissariat. Plus tard, je croiserai la route encore une fois de ce policier dans des circonstances encore plus tragiques. Lors d’une émeute toujours à Akbou, des manifestants le désignent comme un des assassins des trois gosses qui vont tomber un 18 juin. Je titre ainsi mon reportage : « Farid l’assassin« . Mais ça, c’est une autre histoire.

Je reviens à ce mercredi 25 avril. Je décide d’aller à Ighzer Amokrane où des émeutes éclatent. Impossible de trouver un taxi. On loue le seul fourgon qui accepte de nous y emmener. Arrivés sur place, état de guerre. Dans la rue principale, des affrontements entre jeunes et gendarmes. Ils tirent avec des fusils Simonov et des Kalachnikovs. J’entends le chef des gendarmes hurler à ses troupes : « Avancez, ne reculez pas ! Tirez« . Les balles sifflent au dessus de nos têtes. Moh prend des photos, moi je noircis un carnet. On entend hurlements, cris, appels à l’aide. Je sais déjà qu’il y a des morts, mais impossible de savoir qui et combien.

Début de l’après-midi, il faut qu’on rentre sur Alger pour écrire et remettre les photos. On remonte dans le fourgon pour prendre une piste caillouteuse qui longe la Soummam. Un groupe de jeunes nous arrête pour nous demander de porter secours à un manifestant. Une balle lui a transpercé la jambe. On lui met un garrot. Le gosse est en état de choc. Pendant le trajet vers l’hôpital d’Akbou où notre chauffeur nous attend, je lui parle pour le réconforter, le rassurer. Il a peur de mourir. Son visage est livide. On arrive aux urgences d’Akbou où je le dépose. Sur le sol, sur des brancards, des corps sans vie, des blessés. Des marres de sang. On doit partir pour arriver avant le bouclage. A Tazmalt, je m’arrête pour prendre avec moi trois ou quatre bières. J’écris mon article dans la voiture qui fonce vers Alger.

Ce mercredi 25 avril, trois jeunes sont morts. Kamel Mekhmoukhen, 19 ans. Tué de deux balles en plein poitrine. Mokdaden Djamel, 15 ans. Arab Nacereddine, 25 ans. L’histoire d’Arab Nacereddine et de son cousin Ramtane m’a bouleversé. Ramtane, lycéen, 17 ans, ne s’est jamais remis de la mort de Nacereddine. Ses parents me racontent que chaque soir, Ramtane allait dormir sur la tombe de son cousin. Il lui parle et lui promet de le venger. Ramtane dit à ses amis qu’il connait l’assassin de Nacereddine. Dans les manifestations, il scande même son nom.

Un jour, Ramtane prend la route vers Alger sans prévenir ses parents. Il appelle son père d’une cabine et lui dit : « Papa, pardonne moi, cela me dépasse. Je vais me tuer« . Il se dirige vers une gare ferroviaire. Il s’allonge et pose sa tête sur une rail. Comme s’il la posait sur la tombe de Nacereddine, son cousin. Un train passe. Au dos d’une photo que l’on retrouve sur lui, il écrit : « Je te rejoins Nacer…« . Il meurt le 13 juin, veille de la grande marche à Alger. Ses parents à qui je rends visite de nuit sont dignes mais inconsolables.

20 ans sont déjà passées sur ces tragédies et les parents resteront à jamais inconsolables.

Farid Alilat,
repris depuis le compte Facebook de l’auteur