Une éternité au panthéon de l’histoire et dans le cœur de son peuple (Par Allas Di Tlelli)

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« Ils ont tué Lounès le 25 juin 1998. Ils avaient essayé, déjà, mais à chaque fois Lounès était reparu. ». Ainsi s’amorçait le livre témoignage « Pour l’amour d’un Rebelle » écrit par son épouse Nadia, édité en 2000 à Paris, aux Éditions Robert Laffont.

La vie de Lounès aura été jalonnée d’épisodes dramatiques qui ne faisaient que lui rappeler son statut de sursitaire dans une époque où l’intolérance produit des tueurs de « lumières » qui privent le ciel de ses étoiles et la terre de leur éclat. Sinon, sa vie aura été celle d’un homme exceptionnel de par sa bravoure légendaire que le commun des humains avait cru ne relever que de l’imaginaire.

En effet, ni l’anathème et les rumeurs assassines distillées à dessein pour le diaboliser et tenter de le mettre au ban de la société, ni les intimidations, les pressions et les menaces, ni même les attentats qui l’ont mutilé physiquement, n’ont pu avoir raison de son courage et de son abnégation qui laissaient admiratif plus d’un. Tel un phénix, il renaissait de ses cendres à chaque fois que la folie et l’ignorance le frappaient. « Si vous croyez que vos balles peuvent me tuer, me revoilà, plus vivant que jamais » déclamait-il dans « L’ironie du sort », sorti en 1989, où il racontait, entre autres, ses souffrances et les contours de l’attentat perpétré sur sa personne par des gendarmes algériens, le 09 octobre 1988.(1)

Déjà, durant les événements de 1980, Matoub Lounès qui se produisait à l’Olympia, était contraint de vivre à distance ce premier soulèvement populaire de la Kabylie et ce, à travers la presse française. À ce propos, il confie dans son livre : « Lorsque je suis entré sur la scène de l’Olympia, la guitare à la main, je portais un treillis militaire, une tenue de combat. Geste de solidarité envers la Kabylie, que j’estimais en guerre. », avant d’ajouter : « Ces événements, je les suivais de loin, car j’étais en France à ce moment-là. Je dévorais la presse, je passais mon temps à téléphoner car je voulais être informé heure par heure de leur déroulement. J’enrageais de ne pas y participer, mais il y avait l’Olympia, et mon premier grand concert à Paris. J’étais déchiré, partagé entre le besoin d’être parmi les miens et mon engagement d’artiste. ». Il ne s’était pas limité à l’effet d’annonce, puisqu’il tenta, sur place, avec quelques militants kabyles, d’organiser une manifestation devant l’ambassade d’Algérie, ce qui fut empêché par les autorités françaises et le groupe de Lounès fut ainsi embarqué par la police, pour se retrouver entassé dans d’exigus cachots. Dès lors et jusqu’à son dernier souffle, Lounès Matoub fera de la célébration du « printemps berbère », un moment sacré où sa présence en Kabylie était indispensable, animant conférences, meetings et galas dans les milieux universitaires, dans les villages…

En 1987, alors qu’il était invité par les étudiants à la cité universitaire de Bejaia, juste avant le spectacle, les membres du comité autonome faisaient une tournée pour effectuer une quête en vue de faire face aux différentes dépenses générées par les activités culturelles en cours. Sitôt annoncée, Matoub appelle le membre qui en avait fait l’annonce au micro. Il plongea sa main dans sa poche et sortit une liasse d’environ dix-milles dinars. Ayant vu cette grosse somme d’argent (en 1987), les étudiant mirent fin à la quête. Matoub fut, ce jour-là, le seul mécène. Ce geste de générosité qui lui était très naturel, s’est reproduit tout au long de sa vie et ce, à chaque fois qu’il était sollicité ou qu’une situation similaire se présentait à lui. Il n’en parlait jamais.

Les associations, foisonnantes durant les années 90, étaient souvent aidées et de diverses manières par le Rebelle. Un membre d’une organisation culturelle témoignait à ce propos : « Après son retour de ses blessures d’octobre 88, notre nouvelle association projetait de réaliser, pour la première fois, un calendrier kabyle. En guise d’illustration, le comité directeur avait opté pour un portrait de Matoub. Il fallait au préalable, par respect à ce dernier, solliciter son accord. Étant étudiant à Tizi-Ouzou, donc plus proche des At-Dwala, j’étais désigné pour m’y rendre chez-lui. Je me présente un jour où le soleil était au rendez-vous. M’ayant ouvert la porte, j’étais tout impressionné de me retrouver nez-à-nez avec un mythe qui, pourtant, s’est tout de suite montré d’une simplicité déconcertante. Après les salutations d’usage, tout intimidé d’avoir déjà sa main sur mon épaule, je lui expliquais le motif de ma visite. Il me regarda d’un air étonné et me dit : « Ne me dis pas que tu as fait tout ce chemin-là juste pour que je vous autorise à mettre ce visage-là sur un calendrier ? ». Il me tira par la main jusqu’au salon, il m’offrit un verre de jus et là, comme s’il me connaissait depuis toujours, il s’est mis à discuter avec moi, de tout, de la culture, de notre association et de ce que nous comptions faire à l’avenir. Il m’écoutait avec une telle attention qui me rassura et ma timidité n’était plus là, comme par magie ! À la fin, il me raccompagna jusqu’à la sortie et après m’avoir invité à le solliciter en cas de besoins financiers, il me dit : « reviens quand tu voudras, ma maison est ouverte à tous les Kabyles et à tous les militants des causes justes, mais ne reviens jamais pour une autorisation, je vous appartiens, faites de moi ce que vous voulez, j’ai confiance en vous, j’ai confiance en la jeunesse kabyle ». Un peu plus loin, je me suis arrêté sur le bord de la chaussée, saisi par une émotion que je n’avais jamais ressentie auparavant, j’avais la chair de poule et des yeux larmoyants, je me suis rendu compte que je venais de vivre un moment privilégié avec un Monstre Sacré. »

L’autre de ses qualités avérées et qui a souvent été à l’origine de bien des incompréhensions, est, sans nul doute, sa singulière sincérité dans tout ce qu’il entreprenait, disait ou faisait. Il y a quelques temps, l’une de ses grandes amitiés, faite, à son image, de valeurs humaines et de principes politiques inébranlables, nous disait à juste titre qu’il « …était versatile comme tous les grands artistes ». C’est méconnaître la part de l’humanité qui caractérise la personnalité du barde que de prendre sa franchise pour de l’inconstance, et pour cause, le revirement est souvent le fait de ses cibles et non de ses diatribes.

Le 25 janvier 1990, lors d’une marche historique du MCB que le RCD avait boycottée et vilipendée, Lounès, en leader, déposera un rapport à l’APN (Assemblée nationale algérienne), ce qui se traduira aussitôt par l’ouverture du département de langue amazighe à l’université de Tizi Ouzou. En réaction, d’aucuns se rappellent encore de la controverse dont il avait été à l’origine, trois mois plus tard, lors de la célébration du 10e anniversaire du printemps 1980 ; lorsque, encore convalescent et dans un discours qui avait failli transformer le grand gala en une arène de gladiateurs, il vilipenda une partie des principaux acteurs du Mouvement Culturel Berbère (MCB) qui venaient de créer un parti politique en commettant la première grosse bourde ; celle de qualifier cette création d’« Assises du Mouvement culturel Berbère », ce qui avait été vécu par Matoub Lounès et par des pans entiers de la Kabylie comme une volonté manifeste d’assassiner un mouvement rassembleur au profit d’une ambition partisane restreinte. La fête fut avortée et la déception était grande et profonde. Et pour cause, une célébration particulière qui intervenait pour la première fois dans un semblant de démocratie, dans un multipartisme aléatoire, mais qui n’enthousiasmait pas moins la rue, et une liberté éphémère rendue possible par un régime au bord de l’effondrement, de sorte que des Imazighen du Maroc, de Libye, des Aurès, de Cherchell, du Tassili ainsi que des îles Canaries, ont tenu à marquer de leur présence, ces grandes retrouvailles nord-africaines qui furent gâchées par l’inattendue sortie au vitriol de Matoub. Certains partisans du nouveau sigle, de retour chez eux, avaient réservé, sous le coup de la colère, un autodafé aux œuvres de l’artiste qu’ils avaient pourtant aimé depuis ses débuts.

Pourtant, une semaine après, il était l’invité de la coordination des étudiants du campus de Hasnaoua pour donner une conférence sur le thème de « La musique populaire, d’El Anka à nos jours ». Le restaurant universitaire était plein comme un œuf. Dehors, des milliers d’étudiants et de citoyens qui n’ont pas pu y accéder, poireautaient. Pour y remédier, on installa des haut-parleurs à l’extérieur. Le conférencier du jour s’avéra être un fin connaisseur de la musique et de son histoire. Mais ce que l’assistance attendait, c’était le débat qui allait suivre. Comme attendu, la première question : une étudiante, visiblement émue, reprocha à Lounès, avec beaucoup de tendresse d’ailleurs, sa sortie du campus d’Asif Aïssi (Oued Aïssi) en lui disant : « C’était sur toi que reposait tout notre espoir de réaliser notre union et c’est toi qui as aggravé la division ».

Tout souriant et visiblement touché par la sincérité de l’étudiante, Lounès commença sa réponse par une plaisanterie, en disant qu’il aurait dû ramener sa mandole pour re-chanter la chanson qui avait mis le feu aux poudres lors du gala avorté. Reprenant sa gravité, il ajouta solennel : « Tu sais ma fille, je veux rester authentique de sorte que ceux qui m’aiment sauront pourquoi et ceux qui me haïssent aussi. Par respect à vous toutes et tous, je vous dois de rester moi-même et transparent. Je n’ai pas le droit de vous mentir. Mais, je te donne ma parole, devant tout ce monde, que si je me rends compte un jour que j’ai eu tort, je n’hésiterais pas une minute à faire mon mea-culpa et à me rapprocher de mes adversaires d’aujourd’hui pour leur demander pardon. ».

C’était là que, personnellement, Lounès m’avait reconquis par sa sincérité à fleur de peau qu’il mettra d’ailleurs en œuvre deux années plus tard lors de la grande scène qu’il avait partagée avec Ferhat Mehenni, dans un stade (Oukil Ramdane) bondé. Il avait eu tort, du moins dans la méthode, il s’en était rendu compte et il s’est corrigé en homme libre. À ce titre, il chantera dans « Regard sur l’histoire d’un pays damné » : « …ce parti ou celui-là, je ne me gênerai pas à les torpiller haut et bas, sans relâche, mais sans mépris… ». Et de poursuivre dans la langue pour laquelle il a voué toute sa vie : « …Ma yella wwteγ deg gma ass-agi, tasa-w ur t-tugi… ».

Il sera l’un des partisans les plus actifs de l’arrêt du processus dit électoral de 1991, qui allait mettre le destin du sous-continent nord-africain entre les mains du fanatisme religieux. Malgré des déclarations anciennes pour le moins anti-kabyles de celui qui a été assassiné en direct sur la chaîne de télévision algérienne qui émettait depuis Annaba un certain 29 juin 1992, Matoub se surpassera pour se hisser au niveau d’une maturité politique existentielle pour l’époque. À travers son album « L’hymne à Boudiaf », sorti en 1993, il rendra ainsi un vibrant hommage à l’exilé de Kenitra qui, quoi que furent certaines de ses positions antérieures, a su redonner espoir aux populations algériennes en six mois de gouvernance durant lesquels, il avait personnifié la rupture avec la langue de bois en vigueur depuis 1962 et avec l’islamisme avec lequel il avait décidé d’en finir quel qu’en soit le prix.

Malgré la tourmente croissante provoquée par les attentats terroristes qui frappaient essentiellement les agents de proximité, les appelés du service national et l’élite laïque dont des journalistes, des compétences mondiales, des militants politiques, essentiellement kabyles, qui payeront de leur vie leur engagement en faveur de l’ordre républicain, Matoub était de ceux qui ont choisi d’assumer pleinement et héroïquement leur part du combat tout en évoluant au cœur de son peuple. Il prendra part aux assises du Mouvement pour la République (MPR) en novembre 1993 et participera à la marche du 29 juin 1994 à laquelle avait appelé ce mouvement transpartisan, pour exiger que la lumière soit faite sur l’assassinat du président Boudiaf. Un attentat à la bombe y avait fait 02 morts ; M. Meziane et R. Chaâbane de Tadmaït (Tizi Ouzou), et plus de 70 blessés, tous des Kabyles…

Durant cette même année, l’horreur islamiste avait atteint son point culminant. Passant à un stade de la barbarie toujours plus abjecte, les tenants de l’État islamique massacraient syndicalistes, militants démocrates, citoyens qui refusaient la soumission devant leur diktat et femmes refusant le port du voile et l’ordre religieux, dont les plus emblématiques étaient Katia Bengana, Amel Zanoune Zouani et Nabila Djahnine. Quand ses dignitaires n’étaient pas soupçonnés, à juste titre, d’être impliqués dans certaines violences, l’État algérien, à genoux, était incapable de garantir la sécurité aux citoyens envers lesquels, il a été, jusque-là, lui-même la menace. C’est dans ce contexte que l’appel à la résistance était lancé et des « forces de contrainte » dites d’autodéfenses, se constituèrent aussitôt à travers hameaux et collines. Le la fut donné par un village kabyle, Igoujdal, qui s’illustra le premier, le 31 juillet 1994, en ripostant héroïquement, armes à la main, contre les hordes islamistes. Ce choix guerrier allait être adopté par d’innombrables villages et ce, avec comme seules armes, des fusils de chasse, des armes blanches et la farouche détermination de ne pas laisser les hordes du FIS piétiner l’honneur, la liberté et la quiétude de la Kabylie. Étant l’un des auteurs de cet appel, Matoub défendra cette solution et encouragera les réticents à se constituer dans le cadre de la « Résistance » qui lui était chère. Alors que dans son fort intérieur, il pensait à son épouse, restée bloquée en Kabylie, il évoquera, sur scène, avec force, cette option politique, lors de son ultime récital, début 1998, au Zénith de Paris, où, une année avant, il y avait, pour la première fois de l’histoire, exprimé aussi son rêve d’une « République de Kabylie »(2).

Aussi et alors qu’il était visé de toute part, il s’arrêtait volontiers devant tous les auto-stoppeurs qui se mettaient sur sa route ! Sa maison était accueillante et ouverte à toute personne qui se présentait pour le voir. Ses fans, innombrables, gardent de lui l’image d’un homme qui mettait à l’aise tout le monde et qui proposait spontanément à chaque visiteur de partager avec lui un café, un thé, une bière et parfois un déjeuner !

Kidnappé par les terroristes intégristes en septembre 1994, il est condamné à mort dans les maquis, par un tribunal islamiste avant que ses ravisseurs ne se ravisent et le libèrent quinze jours plus tard, sous une pression populaire impressionnante et un « ultimatum » lancé au nom du MCB par Ferhat Mehenni, sommant les ravisseurs du GIA « de rendre Lounès sain et sauf »(3). Pour la première fois, la peur s’était emparée des maquis islamistes. Commencera alors une compagne de diffamation et de dénigrement visant à le détruire par l’anathème et l’immoralité, en semant le doute quant à son rapt que certains qualifient encore à ce jour, toute honte bue, de « vrai faux kidnapping »(4). Il en sera affecté au plus profond de lui-même et, clouant le bec à ses détracteurs, il le fera savoir dans ses œuvres chantées et écrites, notamment dans son livre-témoignage « Rebelle », paru aux Éditions Stock, en 1995.

Cet ouvrage lui ouvrira grandes les portes de la consécration mondiale. Ainsi, le 24 novembre 1994, Lounès Matoub sera l’invité du directeur de l’Unesco où un hommage pour son combat pour la démocratie lui avait été rendu en présence de nombreux hommes des arts, des lettres et des journalistes. À l’issue de cette rencontre, Lounès avait remis à son hôte le coffret complet de son œuvre. Il se verra aussi attribuer, le 6 décembre 1994, par la Fondation « France Libertés », le « Prix international de la mémoire » qui lui fut remis par Danielle Mitterrand à l’université de la Sorbonne. Le 22 mars 1995, au Canada, c’est le « Ski Club international des journalistes » qui lui décernera le « Prix de la liberté d’expression » et le 19 décembre 1995, il est récipiendaire du « Prix Tahar Djaout ». Il participera aussi, en 1995, à la « Marche des rameaux » en Italie, pour l’abolition de la peine de mort. Les discours de haute facture, prononcés à ces occasions, témoignent, si besoin est, de la dimension politique et intellectuelle que l’artiste qui était à l’apogée de son art, avait acquise depuis sa première œuvre au titre précognitif de « Ay izem anda telliḍ ? » (Ô lion où es-tu ?).

Démocrate, républicain et amoureux jusqu’au bout des ongles de la Kabylie et au-delà, de sa terre ancestrale, Tamazgha (la Berbèrie), il était aussi un laïque impénitent et un penseur libre qui s’assumait pleinement. Il avait conscience des risques qu’il encourait en adoptant systématiquement des positions frontales vis-à-vis des tenants d’un ordre moyenâgeux, du pouvoir et des « réconciliateurs » du contrat de Rome qui fut paraphé, sous l’égide de Sant’Egidio(5), par plusieurs personnalités politiques dont des représentants du FIS, un pacte que Matoub qualifiera, lors d’une émission de télévision, de « haute trahison ».

Son combat, Matouble mènera avec détermination et loyauté jusqu’au jour fatidique qui marquera à jamais la mémoire collective de tous les hommes et de toutes les femmes épris de justice et de liberté. Il sera lâchement assassiné le 25 juin 1998, sur la route menant à son village, Taourirt Moussa, par un groupe terroriste non identifié qui blessera grièvement son épouse et ses deux belles-sœurs qui l’accompagnaient ce jour-là. L’émotion était telle qu’une chape de tristesse et de douleur s’était abattue sur le pays kabyle. Jacques Chirac, entre autres, avait, rappelons-le, exprimé « sa profonde tristesse » devant cet acte ignoble qu’il avait fermement condamné. Du côté d’Alger, ce fut silence radio. La Kabylie rugissait de douleur dans l’indifférence des Algériens qui, quand ils ne s’en exultaient pas, ne comprenaient pas pourquoi l’assassinat d’un artiste y suscitait-il une telle déferlante d’émotion et une telle colère…

Quelques heures après cet attentat, intervenant sur plusieurs chaînes françaises, Nordine Aït-Hamouda, responsable du RCD, désigna les islamistes du GIA d’en être les auteurs. Malika, la sœur de Lounès, déclara, le soir même, dans le JT d’une autre chaîne : « La question ne se pose pas. Ce sont les islamistes. C’est le GIA. ». Dès le lendemain de l’attentat, toute la Kabylie s’embrasa pendant plusieurs jours. Elle fut le théâtre de violentes manifestations et d’émeutes qui ont fait officiellement trois morts(6) et de nombreux blessés. Le lendemain, les islamistes du GSPC revendiquèrent officiellement cet acte abject. Le peuple kabyle accusa aussitôt le régime algérien d’en être le commanditaire au cri de « Pouvoir assassin » qui fusera encore, lors des grandioses et survoltées obsèques du 28 juin où Saïd Sadi fut empêché par le peuple de prendre la parole qu’avait reprise aussitôt la sœur de Lounès et ce, pendant que le nom de Nadia, la désormais jeune veuve qui était sur son lit d’hôpital, n’avait point été évoqué.

Pour ne pas rester en marge de l’émotion qui s’était emparée de tout un peuple, les détracteurs traditionnels de Matoub Lounès sont de suite montés au créneau pour verser leur larme de crocodile, seul artifice pour tenter de faire oublier tout ce qu’ils avaient fait endurer au « barde flingué » durant toute sa vie. Ainsi, s’accaparant sans scrupules le symbole, dont certains avaient même jubilé à la nouvelle de sa mort, ceux-là même qui sont allés trop vite en besogne, comme ce fut le cas lors de son rapt, en s’investissant dans une campagne de diffamation sans précédent ; insinuant en public et accusant à tout-va en privé, marquant de ce fait l’amorce d’une certaine pollution de la scène politique kabyle qui atteindra son paroxysme à partir de 2001.

Pourtant, il ne s’agit aucunement ici, de réinviter l’ineptie et la bêtise pour évoquer la mémoire de Lounès ; mais il est inconcevable de continuer à taire l’histoire pour faire dans le politiquement correct, tout en sachant qu’on aura failli au devoir de sincérité et de franchise, ces attributs qui ont fait de Lounès Matoub un artiste charismatique et un tribun redoutable et redouté.

Des années après, il est très fréquent d’entendre les petites gents gémir et regretter amèrement l’absence de Lounès. Cette nostalgie est souvent exprimée par un peuple qui se sent plus que jamais orphelin de son artiste intronisé, malgré lui, guide spirituel. Pas un village, pas une rue, pas un commerce en Kabylie ne manque d’exposer un portrait géant ou une statue de Lounès ; réalisés souvent par une jeunesse sans le sou. Un véritable phénomène de société qui est allé bien au-delà des frontières, puisque dans certaines régions berbères, notamment au Maroc, ces portraits ornent les façades des agoras et des allées. À Grenoble, dans la commune de Saint-Martin-d’Hères, à Lyon, ville de Vaulx-en-Velin, deux rues portent son nom depuis 2003 et Bertrand Delanoë, l’ex maire de Paris, a baptisé, en 2008, une rue de la capitale française au nom de Matoub Lounès. « Je veux qu’on consacre en cette année […] un moment très fort à un Berbère amoureux de Paris que j’ai bien connu, beaucoup apprécié et admiré. C’est Matoub Lounès. Pour son talent, sa fermeté, mais aussi sa générosité, sa capacité à partager avec les autres, sa sensibilité, et pour sa gentillesse, consacrons un moment d’hommage de Paris autour du talent, du message, et aussi de notre fidélité à cet homme mort en aimant passionnément la liberté. », avait-il déclaré le 28 mai de la même année, devant le Conseil de Paris composé de l’ensemble des élus de la ville.

Depuis, plusieurs autres lieux portent son nom en France : à Paris dans le 19e, à Aubervilliers, à Pierrefitte-sur-Seine, à Nancy, à Argenteuil, à Arcueil, à Sarcelles, à Dijon. Une maison de quartier et une crèche portent aussi son nom dans la ville de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, et un rond-point à Massy, dans l’Essonne, en banlieue parisienne. La ville de Saint-Etienne n’est pas en reste puisqu’elle à attribué le nom de Matoub Lounès à l’une de ses allées. Des initiatives du même genre sont sur le point d’aboutir au Canada et dans d’autres pays, notamment en Europe.

Quid de la Kabylie ? Toujours rien(7). Aucun lieu n’y porte officiellement le nom du Rebelle. La supercherie orchestrée le 02 juillet 2013 par le wali, avec la caution et la présence des élus locaux du RCD et du FFS, mais aussi de la sœur de Lounès, ayant consisté à ériger une stèle dérisoire, sur une parcelle insignifiante et isolée au bout d’une trémie, à la sortie ouest de la ville de Tizi Ouzou, a été une vaine tentative de faire croire à l’opinion, à travers une presse locale de connivence, que l’opération concernait le grand carrefour qui fait face à la Cour et au commissariat central d’où avait été tirée la balle assassine qui a fauché l’une des trois victimes des émeutes qui ont suivi le jeudi noir. Pour rappel, ce grand rond-point avait été baptisé par la population, au nom de Lounès Matoub et ce, pendant le printemps noir de 2001. De ce fait, la mise en scène de 2013 n’était qu’un autre coup de force contre la volonté populaire et une exclusion de Lounès d’un lieu que l’État algérien et ses alliés avaient jugé trop « gênant », car trop imposant et impossible, pour le visiteur de la ville, de le rater de vue. Cette ferveur et cette reconnaissance mondiale pour la grandeur de Matoub Lounès, met ainsi en évidence et d’une manière méprisable, l’hypocrisie et la tartuferie des partis politiques kabyles et autres carriéristes qui se réclament par intermittences du combat de Lounès sans que leurs élus, à tous les niveaux, n’aient eu le courage de procéder à une seule baptisation et ce, vingt-trois longues années après son assassinat. Même posture vis-à-vis du cas du nouveau stade de la JSK qui, depuis le lancement du chantier, a suscité un large mouvement populaire en vue d’exiger sa baptisation au nom du Kabyle le plus célèbre, fervent des fervents du club phare de la Kabylie. Là encore, une autre appellation en catimini, serait conçue dans la précipitation pendant que le stade était en travaux, une première depuis 1962, et ce, dans le seul but de dissuader le peuple kabyle d’espérer de voir son aspiration légitime aboutir.

À travers une œuvre monumentale(8.) à la dimension pluridisciplinaire et à la diversité thématique qui défie les lois du temps, Lounès a sublimé l’amour et la vie, a chanté l’espoir, a ouvert le livre de sa vie au grand public qui, tel un ami intime, connaissait parfaitement ses moments de faiblesse et ses blessures profondes dont celle d’une paternité qu’il ne connaîtra jamais, tout comme il a aussi dénoncé l’arbitraire et exprimé tout haut ce qui rongeait son peuple de l’intérieur, avec des mots de tous les jours et des formules qu’il puisait tantôt dans le patrimoine populaire oral, tantôt dans sa propre inspiration. La puissance de ses textes avait fait dire que « Matoub produisait un kabyle nucléaire ». C’était sans doute cela qui explique l’incroyable amour dont il jouissait chez des pans entiers de la société qui sentaient qu’il formulait parfaitement leurs frustrations et dénonçait ouvertement les injustices qu’ils subissaient. Sa singulière proximité avec son peuple est telle que sa disponibilité était systématique et sa générosité, telle que la conscience collective en est, à ce jour, marquée indélébilement. Ce n’est pas par hasard si, plus de vingt longues années après le lâche attentat qui lui a coûté la vie, il reste indétrônable dans le cœur des Kabyles, y compris pour les générations post-1998, et de beaucoup d’autres personnes dans le monde, mais également, dans les ventes chez les disquaires de toute la Kabylie. Ce monopole qui, au passage, amasse bien des fortunes qui ne servent pas toujours son combat, semble être, selon des observateurs aguerris, promis pour durer encore dans le temps.

Vingt-trois longues années – déjà – après le 25 juin 1998 de funeste mémoire, et alors que l’enquête que réclament son épouse et ses proches est, de toute évidence, renvoyée aux calendes grecques et ce, pendant que la censure frappe à ce jour, une partie entière de son œuvre qui, du reste, s’est faite en dehors, voire contre les médias algériens, et au moment où nous assistons à une velléité de récupération éhontée et perverse de sa mémoire, et par les adeptes du néo-FIS et par un régime-État que Matoub Lounès a combattus sa vie durant, résolument et sans répit, il est légion, devant la désorientation et la grande confusion présentes, sur fond d’une répression-manipulation aux relents génocidaires que certains exploitent pour se corrompre politiquement, vendre leur âme au diable et tenter des positionnements opportunistes dans une conjoncture inédite qui porte les germes de toutes les dérives à venir, d’entendre ça et là, des citoyens de toutes les générations, regretter l’absence du virtuose de la musique populaire, de l’alchimiste du verbe, de l’homme au cœur sur la paume de sa main, du tribun hors pair et du guerrier au long cours, tombé en héros, les armes à la main… par cette pensée qui en dit long sur le vide incommensurable que Lounès a laissé derrière lui : « Si Matoub était encore là, il n’en aurait pas été ainsi ». Aujourd’hui, il s’agit de marquer, une fois de plus, une halte sans lui, et constater, à la lumière des événements qui ne cessent de nous éloigner de l’essentiel, combien le message et le combat de Lounès Matoub sont, plus que jamais, d’actualité.

Notes :

  • (1) Lire, à ce propos, le témoignage de Masin Ferkal.
  • (2) séquence vidéo de la déclaration de Matoub Lounès en faveur d’un État kabyle : https://www.youtube.com/watch?v=gkPt1jQfPOE
  • (3) Le JT d’une chaine française s’est ouvert sur le titre de « Risque d’une guerre imminente en Kabylie ».
  • (4) Expression utilisée, entre autres, par Hocine Aït Ahmed.
  • (5) 08 au 13 janvier 2015, à Rome.
  • (6) Ait Idir Rachid, 18 ans, de Tirmitine (Tizi Uzzu), tué le 27 juin, Salhi Redouane, 22 ans, de Sidi Aïch (Vgayet), tué le 27 juin, Ouali Hamza, 17 ans, de Tazmalt (Vgayet), tué le 28 juin.
  • (7) En Algérie, cela relève quasi de l’inconcevable tant, les populations, notamment arabes, en sont, pour le moins, défavorables.
  • (8) Discographie complète de Matoub Lounès : http://www.ayamun.com/Matoub_Lounes_Discographie.pdf