La librairie Cheikh est fermée sur arrêté du premier représentant du pouvoir algérien à Tizi Ouzou. La raison évoquée est on ne peut plus grotesque, mais depuis quand l’arbitraire s’encombre-t-il de scrupules, à plus forte raison quand celui-ci a depuis des années, dépassé le stade même de l’injustice « ordinaire » pour, fait nouveau, assumer de manière décomplexée un racisme d’État. Celui-ci se traduit au quotidien par des emprisonnements de masse, de très lourdes condamnations, dont des peines de mort, prononcées contre de parfaits innocents, l’exil forcé pour des milliers de citoyens kabyles qui sont privés même du droit le plus humain qui est celui d’assister à l’enterrement de leurs proches, sans oublier les incendies dévastateurs de 2021 et 2023 qui ont rasé forêts, biens et villages, emportant des centaines de vies humaines et laissant derrière eux de grands brûlés, des familles endeuillées et brisées et des demeures à jamais vidées de toute forme de vie…
Face à une telle tragédie que beaucoup n’osent même pas regarder, il est difficile de percevoir la gravité d’une injustice qui se résume à la fermeture d’une simple librairie. Que vaut un coup-de-poing au visage, aussi puissant soit-il, quand tout le corps est mutilé par des nuits de maltraitance et de torture de toute sorte ? Pour autant, s’empresser de dénoncer cette fermeture tout en passant sous silence la grande tragédie dans laquelle elle s’inscrit, c’est soit de l’indécence, soit de l’opportunisme le plus exécrable, or quand ces deux postures se trouvent réunies, la lâcheté arbore alors sa meilleure définition.
La librairie Cheikh subit une triple haine inhérente au pouvoir en place ; celle du savoir, celle de la liberté d’expression et celle du Kabyle. Cette injustice n’est, hélas, ni la première, ni la dernière, car, elle se nourrit, entre autres, de la caution, directe ou indirecte, de tous les opportunistes qui gravitent autour des plaques tournantes de la corruption et de la propagande officielle. Protester contre son éviction d’un souk international organisé sous l’égide du pouvoir et selon ses directives scélérates, ne peut constituer qu’une opposition en trompe-l’œil. Aussi, peut-on sérieusement être dans une lutte authentique contre un « régime autoritaire » tout en insinuant une quasi innocence ou tout au moins une responsabilité limitée de ses dirigeants de premier ordre ? Que dire de cette étrange tendance à s’aligner, notamment à propos des questions internationales, sur les positions purement idéologiques adoptées par le même régime et ce, à chaque fois qu’on s’apprête à oser une contestation pourtant bien tempérée ou un soutien timoré à une célébrité comme Boualem Sansal, en choisissant au passage, pour le faire, un espace islamo-gauchiste français qui a eu à justifier son arrestation…
Que cela soit dit, cette fermeture de la librairie Cheikh, le dernier temple du livre, au sens le plus moderne du terme, à Tizi Ouzou, est une violence d’une rare gravité. Cela est une évidence. Elle est d’autant plus grave qu’elle rappelle bien d’autres violences de même acabit qui n’avaient pas suscité l’attention de beaucoup de ceux qui, souvent du bout des lèvres, s’en pressent aujourd’hui d’afficher une indignation pour le moins apprêtée. Je pense à l’écrivain Ali Belhot, emprisonné depuis 2023, à l’éditeur, feu Ahmed Nekkar, traîné d’un tribunal à l’autre jusqu’à son décès prématuré à la veille de son procès, je pense aux dizaines de cafés littéraires qui ont été forcés de disparaître après des années de rayonnement et d’une existence autonome, je pense aux nombreux écrivains qui ne peuvent plus publier, distribuer ou présenter leurs ouvrages, encore moins voyager pour pouvoir le faire sous d’autres cieux… Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle résume tout un monde oublié non par les sous-vassaux du régime et leurs supplétifs locaux, mais par une « élite » trop dévorée par ses silences et sa solidarité à la carte, voire par ses complicités difficilement « escamotables », pour être crédible.
Je dénonce avec force l’injustice qui frappe la librairie Cheikh, son tort est d’incarner une institution culturelle sous un régime inculte. Aussi, j’apporte tout mon soutien à monsieur Omar Cheikh, son responsable, ainsi qu’à tous ses employés et leurs familles qui en sont les victimes imperceptibles. La réouverture sans condition de la librairie est une exigence de tous.
- Pour la libération d’Ali Belhot, de Boualem Sansal et de tous les prisonniers politiques dont la centaine d’innocents de Larva nat yiraten.
- Pour l’abrogation pure et simple de l’article 87 bis du code pénal algérien et l’arrêt immédiat de la politique répressive qui n’a que trop duré.