Yiwen Akkeny : « Je ne crois plus en tamaziɣt, je ne crois qu’en taqvaylit. C’est une question existentielle. »

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Bien que rare de par le choix qu’il a fait, celui de sortir des sentiers battus, Yiwen Akkeny ne laisse pas moins son empreinte indélébile dans chaque personne qui découvre son univers artistique si singulier. Et pour cause, la profondeur de sa pensée et de son œuvre atypique en impose. Yiwen Akkeny n’est pas qu’un chanteur, en tout cas, pas au sens galvaudé du terme sommes-nous tentés de dire. Non, il est un ciseleur de mots et d’idées, un philanthrope convaincu qui, bien que conscient de la part sombre de l’être humain, n’est pas moins passionné par ce que l’humanité dissimule en elle de beau, de bon, de sublime… Dévoué à sa poésie et à sa musique tout en se tenant à l’écart de l’agitation des quémandeurs de cachets et d’apparitions médiatiques à n’importe quel prix, Yiwen Akkeny fait partie de cette catégorie d’artistes rarissime que rien ne putréfie, pas même le chant des sirènes de la corruption et des reniements auquel la majorité de ses pairs ont cédé. Yiwen Akkeny ne chante pas, chacune de ses strophes invite à la méditation, chaque note de sa musique incite à l’élévation humaine. C’est ce poète éthéré, doté d’une rare sensibilité et pétrie d’humanisme et de culture, que nous avons pu aborder dans cet entretien passionnant à plus d’un titre. Spontané et franc jusqu’à friser parfois une ingénuité désarmante, mais attachant et calme comme l’Olympe malgré des phases musclées de l’interview, le fils d’Agouni Fourou (Ath Sedqa) s’est prêté, sans faux-semblants et sans filtres, au jeu des questions qui ont porté aussi bien sur son œuvre et sa pensée que sur les facettes peu commodes du show-biz, les médias, la probité, la littérature, la politique, la Kabylie, l’actualité mondiale et même sur sa vie personnelle. Écoutons-le plutôt :

𝗧𝗮𝗦ɣ𝘂𝗻𝘁 𝘁𝗮𝗾𝗩𝗮𝘆𝗹𝗶𝘁 – 𝗥𝗲𝘃𝘂𝗲 𝗞𝗮𝗯𝘆𝗹𝗲 : Voulez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Yiwen Akkeny : Yiwen akkeny, de son vrai nom Brahim Kechad, est un chanteur-auteur-compositeur kabyle. Je chante ce que j’aime, non pour plaire aux masses, mais pour, à la fois, me soulager et continuer mes rêveries. J’en suis à six albums sans pour autant avoir changé de cap.

Pouvez-vous énumérer tous vos albums en précisant tout ce qui vous paraît nécessaire ?

Yiwen Akkeny : Oui, volontiers. Mon premier album porte le titre « Linda ou l’Être exhumé », il est édité en 1996, chez ProPub. Le deuxième verra le jour en 2011 dont le titre est « Tagniţ n unaẓur », édité chez IZEM. S’ensuivent deux albums jumelés, en 2022; l’un est « Tafat nniḍen », l’autre « Ass-nneɣ ». En 2024, j’ai ajouté deux autres albums jumelés dont les titres sont « Tagmat » et « Ṛruḥ ». Tout est sur ma chaine youtube (www.youtube.com/@yiwenakkeny).

Vous avez produit six albums. C’est combien de chansons en tout ?

Yiwen Akkeny : C’est 08 pour le premier album, 08 autres pour le deuxième, 12 pour le double-album de 2022 et 12 autres en 2024. Cela fait quarante chansons en tout.

Quarante titres en 28 ans de carrière, est-ce beaucoup ou peu ? 

Yiwen Akkeny : Peu.

Ce qui interpelle de prime abord, c’est le fait qu’entre le premier album et le deuxième, l’intervalle était de 15 années ! Ensuite, il aura fallu 11 autres années pour que le troisième arrive. Comment expliquez-vous cela ? 

Yiwen Akkeny : Disons que les circonstances ont fait que des pauses s’imposaient à moi… C’est difficile de chanter et ne pas être rémunéré, et puis, des hauts et des bas. Ma chanson ne me rapporte rien, je dois puiser dans ma poche pour financer mes rêveries ; pas toujours facile. À vrai dire, j’ai tout fait pour que ma chanson ne me rapporte rien. Ce serait malhonnête de ma part de ne pas vous faire toucher du doigt cela.

Ce n’était donc pas une question de crise d’inspiration et de création, pas plus qu’un choix délibéré de vous mettre à l’ombre après chaque album, histoire de susciter la curiosité du public, voire d’attiser son désir de vous chercher…

Yiwen Akkeny : Non, pas du tout. Je vais vous faire une confidence : à propos de ce que vous appelez « avoir le public », voyez-vous, au fond de moi, c’est autant important que ridicule. Important si l’on se met dans la peau d’un « artiste » prêt à tout pour avoir ce public. Ridicule quand vous êtes artiste et que vous vous suffisez au simple fait de vous exprimer.

Concrètement, qu’avez-vous fait pour que votre art ne vous rapporte rien ?

Yiwen Akkeny : J’ai tout fait pour que mon art ne puisse rien m’apporter matériellement, car pour qu’il en soit autrement, il fallait courber l’échine devant le diktat d’éditeurs véreux, « flirter » avec les animateurs de radios/télés et puis quémander des passages sur des scènes locales ou autres, avec tout ce que cela suggère comme à plat-ventrisme et renoncement. Dès lors, j’ai choisi de m’abstenir et faire avec ce que je peux. Et puis vint youtube et écrase tout sur son passage. Vivement d ailleurs ! Me mettre à l’écart du show-biz, sortir des dogmes et me fier à mon instinct, voilà ce que j’ai fait pour que ma chanson ne me rapporte rien. 

Vous dites que vous avez tout fait pour que votre art ne vous rapporte rien, en même temps, vous avez souligné la difficulté de produire quand les moyens venaient à manquer… Comment pouvez-vous articuler ces deux attitudes qui sont aux antipodes l’une de l’autre ?

Yiwen Akkeny : Oui, mais avoir tout fait pour que ça ne rapporte rien ne signifie pas me saboter moi-même. Cela signifie ma réserve quant à tout ce qui entourait la chanson et qui l’entoure encore. Avec les nouvelles technologies de l’information, ça a un peu changé en ce qui concerne l’édition, mais pour le reste, c’est du pareil au même. Peut-être que j’ai tort, je n’en sais rien, mais c‘est ainsi que ça s’est passé et si c’était à refaire, je crois que je récidiverais. Vous savez, des fois, je me demande pourquoi avoir chanté tant je subis la chanson autant que je la porte en moi, que je la vis et que je l’aime.

Pourquoi avez-vous opté pour cette voie presque déserte puisque très rares sont les artistes qui l’ont empruntée ? 

Yiwen Akkeny : Cette voie parait désertique, certes, mais on s’y sent vivre pour dire ce qu’on voudrait dire. Et puis, vous conviendrez avec moi que rien n’est figé. Je veux dire que ce qui est désertique actuellement ne l’était pas il y a une trentaine d’années; donc ça changera forcément.

Vous voulez dire que vous pourrez quitter cette voie pour retourner finalement vers celle du show-biz, avec tout ce que ce mot sous-entend chez nous ? 

Yiwen Akkeny : Non, je veux dire qu’il y aura beaucoup d’artistes qui vont prendre cette voie qui non seulement cessera d’être désertique, mais deviendra féerique.

N’est-ce pas utopique comme projection ? Tout le monde sait que ce milieu opaque qui repose sur l’argent et la visibilité attire et attirera toujours plus de monde, l’être humain étant avant tout de l’ego et une quête instinctive du profit.

Yiwen Akkeny : Cette voie désertique, moi et mes semblables, on y est déjà. On se sacrifie et ne la quittera jamais, du moins en ce qui me concerne. Mais, d’autres s’en inspireront et viendront nous rejoindre pour que notre voie ne soit plus désertique comme elle l’est maintenant… voilà le sens de mon propos. Concernant le show-biz, c’est fait pour les artistes aux idées joyeuses, gaies et ambiantes… pas pour ceux aux idées de combat, de préservation et de semer à tout vent.

Mais cette voie est désertique depuis la nuit des temps, pourquoi cela changera-t-il demain ? Aussi, force est de constater que ce sont justement les artistes du show-biz qui prospèrent et que le monde regarde et adule !

Yiwen Akkeny : Non, Slimane Azem n’était pas dans le show-biz, ni même Matoub Lounès. Ils avaient un idéal, ils l’avaient poursuivi. Eh bien, il suffit de voir qui chantait pour de l argent pour dénicher ceux du show-biz. Mais, chanter en poursuivant un idéal, ça donne de l’aura, de la célébrité et tout ça, c’est tant mieux, mais le but y est.

Ne trouvez-vous pas que leur époque et la société kabyle d’alors ne sont plus celles d’aujourd’hui, et que ce qui était possible pourrait ne plus l’être dans une Kabylie quasi déstructurée, plus que jamais opprimée et évoluant dans un monde ouvert aux quatre vents d’une mondialisation qui s’impose uniquement par le marché ?  

Yiwen Akkeny : Leur époque est pire que la nôtre. Ils étaient à découvert sur tous les plans. La nôtre est difficile, certes, mais le contexte n’est plus le même. Nous vivons une ère où la déstructuration pourrait produire une structuration du point de vue Historique. Je m’explique : quand on clochardise à souhait la chose politique, culturelle ou autre, on ne fait qu’accélérer l’avènement naturel de leur réhabilitation. 

Les faits sont têtus… Qui de vous-mêmes qui poursuivez un idéal, et de la cohorte de chanteurs qui court derrière l’argent et une visibilité à tout prix, possède cette célébrité que vous évoquiez ? Qui, entre ces deux catégories,  remplit-elle les salles, engrange-t-elle des milliers de vues sur les plateformes virtuelles, vit-elle dans l’opulence et, du fait des recettes conséquentes, produit-elle chaque année de nouvelles chansons ?

Yiwen Akkeny : J’en connais quelques uns. Mais, de la « cohorte », vous avez entièrement raison, c’en est une. Sinon, ils se la coulent douce, sans le moindre effort, alors que nous devons labourer la plus dure des terres pour en faire jaillir de la bonne poésie.

Il ne suffit pas d’être un idéaliste et probe pour détenir l’apanage de la bonne poésie !

Yiwen Akkeny : Ce que j’entends, venant d’eux, confirme pourtant ce que je dis. Ils le savent eux-mêmes. Mais, ils se justifient en disant que « c’est ce qui marche » ou encore « c’est ce que le public aime« , etc. Je crois qu’ils ne peuvent faire autrement, tout comme nous, nous ne pouvons faire autrement ; à chacun son monde, son univers, sa vision de l’acte de « chanter ». Il y a juste un tort, un dommage : ceux que vous appelez « cohorte » participent directement ou, pour certains, indirectement, à ce que j’appellerais la clochardisation de la chanson kabyle ; projet propre à ceux qui ne veulent pas de la chanson kabyle comme vecteur d’un combat, d’une beauté aux mille couleurs.

En attendant, c’est cette cohorte d’opportunistes que les gens entendent, écoutent et suivent et ce, à tel point qu’au-delà de la clochardisation de la chanson kabyle, les drames de la société dont celui des prisonniers politiques qui n’est pas des moindres, sont complètement occultés. Alors, la question qui se pose d’elle-même, c’est celle de savoir à quoi servent les rares artistes qui ont choisi de mettre leur art au service d’un idéal ?  

Yiwen Akkeny : Ils sont rares, en effet, mais s’ils sont là, c’est qu’ils servent bien à quelque chose, ne serait-ce qu’à signaler, à chacune de leur apparition, la forfaiture des autres. Et puis, il y a l’Histoire qui va inévitablement juger les actes des uns et des autres.

L’histoire juge toujours, mais à quel prix… Aussi, l’ambition démesurée qui sous-tend cette forfaiture, ne serait-elle pas le problème, et finalement, le nœud gordien à trancher ?

Yiwen Akkeny : Exactement. Comme il nous a été donné de le voir déjà, cette ambition démesurée peut amener certains à marcher sur le corps de leur propre mère pour assouvir leur besoin presque maladif de « paraitre ». À mon sens, le problème ne réside ni en eux ni au niveau du public. L’enjeu est de taille. Cela participe de la volonté de former un bon citoyen ou pas. C’est tout comme l’école d’ailleurs… Le reste suit de lui-même dans la mesure où, si on avait voulu avoir des artistes de haut niveau, donc un public exigeant et très regardant, on aurait procédé autrement.

Dans quelle mesure vous reconnaissez-vous dans ces propos de Vittorio Alfieri : « l’ambition, sous la tyrannie, se voyant interdire toutes les routes et tous les objectifs vertueux et sublimes, devient d’autant plus vile et vicieuse qu’elle est plus grande. » ?

Yiwen Akkeny : C’est très juste. Sauf qu’ici, l’ambition n’est pas surdimensionnée. Pour ma part, je dirais que sans ambition, nulle avancée. Cependant, sous la tyrannie, je pense qu’au lieu de dévier de la vertu, l’objectif final de cette tyrannie étant de corrompre les esprits, il serait au moins « compréhensible » de se taire à défaut de pouvoir défier la peur.

En effet et selon qu’on soit sous la tyrannie ou libre, le sens et la portée de l’ambition, quelle soit démesurée ou pas, changent du tout au tout. En même temps, peut-on raisonnablement imaginer un art ou une œuvre d’art sans la moindre ambition, sans le besoin de paraitre, sans la légitime attente d’un juste retour sur investissement ?

Yiwen Akkeny : Le mot investissement que vous avez employé résonne comme un coup de pistolet en plein théâtre… En fait, vous avez raison : tout investissement attend un gain. Or, ce dont je vous parle n’est en aucun cas un investissement. Je vous donne une image : quand on dort et que l’on fait un beau rêve, nous n’avons rien investi, pourtant, au petit matin, on esquisse un sourire en se rappelant ce rêve. A-t-on investi quoi que ce soit pour gagner ce sourire ? Non. D’où viennent alors ce sourire et cette petite joie qui le sous-tend ? Appelez cela comme vous voulez, mais, ce n’est en aucun cas un « bénéfice » après un « investissement. Transposer cela à la vie réelle, ça donne à peu près la « rêverie » que seul Gaston Bachelard a réussi à décrire. C’est cela l’Art. Ainsi, chacune de mes chansons est une petite rêverie qui me procure une satisfaction intérieure. Ma chanson « Ufgent« , en 1996, parle de cela ; j’aurais mieux fait de les garder à moi, mes chansons, mais bon…

Que voulez-vous dire ?

Yiwen Akkeny : Ne pas les éditer.


Pourquoi donc ?

Yiwen Akkeny : C’est un sentiment du tout début de ma carrière qui revient. Comme au sortir du studio, je ne suis jamais, mais alors là, jamais content du travail.


Ce sentiment concerne-t-il tous vos albums ?

Yiwen Akkeny : Oui, mais je parlais des studios, des musiciens, des arrangeurs, etc.


Si vous n’êtes pas satisfaits des studios, des musiciens, des arrangeurs, etc. vous ne l’êtes pas forcément de vos albums !

Yiwen Akkeny : Oui.


Un tel sentiment devrait normalement vous pousser à renoncer définitivement à la chanson, or, avec 04 albums entre 2022 et 2024, vous êtes plus prolifiques que jamais !

Yiwen Akkeny : C’est là tout le problème…


Comment expliquez-vous cette insatisfaction qui, du reste, est très subjective ? Est-ce une tendance à la perfection, au purisme… un manque de confiance en vous-mêmes ?

Yiwen Akkeny : C’est tout sauf la dernière supposition. Je n’ai jamais douté de moi, la preuve, je suis là. Certes, insatisfait, mais, j’y suis. Non, ce n’est pas un truc de psy, de doute et tutti quanti.

Dans ce cas, est-ce l’effet d’un désir inavoué d’égaler un modèle, ce qui est toujours impossible, ou alors, cette insatisfaction n’est-elle pas finalement la conséquence directe de la voie dont nous parlions au début ; la voie déserte, car un peu trop idéaliste, dans laquelle vous avez choisi d’inscrire votre parcours artistique ?

Yiwen Akkeny : J’avoue une grande admiration à quelques artistes bien de chez nous et d’autres d’ailleurs, mais, croyez-moi, soit je n’ai aucun modèle, soit j’en ai plusieurs. Quant à mon insatisfaction qui, selon vous, pourrait-être une conséquence de la voie artistique choisie, je dirais que si cela était vrai, on ne serait jamais amené à parler d’insatisfaction. Dans un désert, chaque plante, qu’elle soit belle ou pas, complète ou avec des manquements, est non seulement une satisfaction, mais, une bénédiction. Autrement dit, toute chanson dans cette « aridité », engendre un bonheur. Donc, cette insatisfaction, je la situerais d’abord, si vous voulez, dans notre essence en tant qu’humains qui voulons toujours mieux, puis dans l’espace cosmique, je dirais, de nos rêveries qui fait qu’on voudrait encore plus de beauté comme « la cohorte » voudrait plus d’argent et de notoriété. Je crois que c’est cela l’origine de mon insatisfaction.    

N’est-il pas plus judicieux que l’artiste qui a fait le choix d’évoluer loin du monde de la corruption et du paraitre, en dédiant tout son art à un idéal, à un combat et à la justice, une voie peu fréquentée au demeurant, notamment sous la tyrannie… donc, n’est-il pas plus judicieux que cet artiste-là quasi effacé, change de paradigme et ce, en adoptant cet impératif d’investir à son tour n’importe quelle scène et n’importe quel média pour peser à son tour sur les événements et ce, sans pour autant se défaire de ses rêves et surtout de son incorruptibilité ? Autrement dit, n’y aurait-il pas des voies intermédiaires entre celle de tout refuser et celle de tout accepter, comme c’est le cas en Kabylie ?

Yiwen Akkeny : Très bien dit. D’où justement cette interview et les précédentes, mes quelques passages « stériles » à plus d’un titre sur certaines ondes, etc. Cette interview signifie que j’ai opté pour ce paradigme, mais la cause n’est pas ce que vous avez laissé entendre par le vocable « plus judicieux ». N’avez-vous pas de rêveries comme moi ?

N’essayez pas d’inverser les rôles, c’est nous qui posons les questions ! Ceci dit, vous pouvez toujours nous dire qu’elle en est cette raison pour laquelle vous avez opté pour ce changement !

Yiwen Akkeny : Et on arrive à vos dires du début de cet entretien, à savoir pourquoi la distance entre le premier et le second album, « est-ce peu ou trop d’albums » et « vous êtes devenu prolifique« . Ce sont vos propos. La raison de tout cela, cette profusion surtout, ce dévouement, vient du contexte autour de l’année 2021. C’est un contexte qui a démasqué plus d’un. À cette époque-là, je me suis dit : c’est le moment mon vieux. J’ai alors mis les bouchées doubles : studios, publications sur les réseaux sociaux, édition sur youtube et, désormais, je ne m’arrêterai pas. Me brûler vif serait mieux que d’arrêter. Pour le reste, quémander des passages dans des galas, des médias ou des émissions à la con, non.

La Kabylie compte actuellement des centaines de prisonniers et autant, voire plus d’exilés politiques. C’est la première fois de son histoire qu’elle fait face à une situation d’une telle ampleur et d’une telle gravité, aussi, nous ne pouvons pas ne pas en parler… Nous aimerions donc savoir quel en est votre sentiment ?

Yiwen Akkeny : Ceux qui me suivent savent que j’étais parmi les premiers à me solidariser avec nos prisonniers politiques ainsi que leurs familles et ce, depuis le début de ces injustes incarcérations. Elles sont plus qu’abusives. C’est inédit dans les annales politiques de ce pays où ceux qui avaient combattu le terrorisme, le vrai, en sont accusés aujourd’hui. Nous nous sommes battu bec et ongle pour que ce pays reste debout et voilà ce qu’il en est advenu de nous. C’est tragique.

En effet, dès le début de cette conjoncture, vous êtes l’un des rares artistes à avoir exprimé, à chaque occasion et à votre façon, votre soutien aux prisonniers politiques et votre solidarité avec leurs familles. Nous tenons à le souligner ici et à vous saluer pour ça.

Yiwen Akkeny : C’est un devoir qui relève de la dignité humaine avant tout autre chose.

Tout cela nous permet une transition vers un autre sujet, à savoir la poésie. Déjà, vous considérez-vous comme poète ?

Yiwen Akkeny : Pas du tout, pourtant j’aime la poésie et j’en fais à mon humble niveau.

Vos chants sont avant tout de la poésie. Comment peut-on faire de la poésie sans être poète ?

Yiwen Akkeny : Nos prédécesseurs ont tellement surchargé en sémantique le mot « poète » qu’on a du mal à oser s’en revendiquer. Qui peut se permettre d’être cité parmi Si muhend, Slimane Azem, Muhend u Yidir, Ahmed lahlou… ?

Au-delà du contenu, de la langue et des influences, la poésie est plurielle. Elle l’est d’autant plus quand on la considère du point de vue d’une temporalité qui s’étend sur plusieurs époques, donc, sur plusieurs manières d’être poète. Pourquoi donc ce parallèle écrasant avec des prédécesseurs (c’est le cas dans tous les domaines) qui, par ailleurs, ne furent pas aussi glorifiés que ça de leur vivant ?

Yiwen Akkeny : Non seulement ils n’étaient pas glorifiés, ils étaient même malheureux, menant vaille que vaille une vie dure. Pourtant, les gens les écoutaient, mémorisaient leurs poèmes et les récitaient comme un signe d’éloquence et de sagesse. Concrètement, ils étaient presque des nécessiteux. Toutefois, le parallèle redondant dont vous parlez, existe et, à mon avis, à juste titre. Serait-ce une reconnaissance posthume ou une façon de les remercier par rapport à leurs legs respectifs ? En tout cas, dans ce que nous faisons aujourd’hui, ils y sont en partie.

Il y a forcément du vrai dans ce que vous dites, mais en même temps, sans des ruptures avec certains attributs de cette poésie ancienne, point de création et d’audace, donc point d’évolution. Or, ce qui est paradoxal, c’est que, malgré ce culte que vous vouez aux poètes d’antan, votre poésie est elle-même et à bien d’égards, en rupture et avec eux et avec beaucoup de vos contemporains !

Yiwen Akkeny : Cette poésie d’antan est sous forme d’une assise ou, pardonnez l’image, une piste d’envol vers d’autres sujets et d autres façons de voir cette poésie. Vous avez bien fait de remarquer que beaucoup y sont encore collés, n’arrivant même pas à se hisser quelques centimètres plus haut. Me concernant, en écoutant d’autres poètes et chanteurs du monde, et ayant lu Kafka, Faulkner, Cioran et Céline, Saint-Exupéry et d’autres, j’ai voulu que mon kabyle dise les mêmes beautés, la même finesse et la même grandeur. Ce qui manque à la poésie ancienne, c’est l’abstrait. Tout y était touchable et concret. Le comble, c’est que ça continue chez la plupart des « poètes » d’aujourd’hui. Prenons, si vous permettez, l’exemple de la femme. Ce que j’entends tourne autour des yeux, des cils, des cheveux, de la taille… C’est à croire que la femme se résumait à ses qualités sculpturales !

Nous le confirmons : cette quête de l’abstrait et d’un langage hyper imagé, c’est un aspect très palpable dans votre œuvre, c’est même ce qui dépeint le plus vos textes, c’est très beau, mais c’est fait au détriment du « touchable » qui y est quasi écarté. Ne pensez-vous pas que pour accrocher l’attention d’une oreille, trop d’images ça tue l’image et, en fin de compte, c’est le message qui s’en retrouve lésé, voire frappé d’invisibilité ?

Yiwen Akkeny : Vous le dites vous-mêmes, c’est beau. Ça me suffit. Que mon message soit frappé d’invisibilité, voire d’incompréhension, cela n’est guère ma faute. Ma langue est belle, elle chante du beau avec moi. Pourquoi a-t-on pris « je t’aime » du français pour le dire haut la tête à sa bien-aimée, mais on ne lui chante pas « elle a bâti des ponts entre nous et le ciel, et nous les traversons à chaque fois qu’elle n’arrive à dormir » ? Pourquoi donc ?

Si le message est invisible, l’œuvre elle-même le serait et, de ce fait, devient quelconque alors même qu’elle ne l’est pas. L’extrait de Francis Cabrel que vous donnez en exemple, aussi conceptuel soit-il, ce sont les éléments physiques qui l’ont construit qui le rendent aussi intense à chaque écoute. Articuler l’insaisissable avec le tangible, est-ce le secret d’une œuvre qui se veut moderne, c’est-a-dire, belle, puissante et utile ?

Yiwen Akkeny : Ce que vous proposez est irréalisable à mon sens, car il ne s’agit pas de mathématiques ou d’architecture dont on parle. J’allais dire à quoi elle est utile, mais j’ai aussitôt pensé à cette intelligence artificielle dont on parle et qui pourrait me discréditer ! Autrement dit, cette poésie pourrait, hélas, devenir une affaire d’algorithme.          

Pourtant, cela se fait bien, mais passons… 

La poésie, pour vous paraphraser, n’est ni les mathématiques, ni l’architecture, mais alors, comment la définissez-vous et c’est quoi sa place dans le monde d’aujourd’hui ?

Yiwen Akkeny : Je ne me souviens plus de qui je la tiens, mais la meilleure définition de la poésie qui m’a été donnée de lire est « La poésie est l’ineffable, mais dit ». La femme c’est les yeux, les cheveux, la taille… mais, tout ça dit autrement pour revenir à mon exemple. La poésie directe égale parler, c’est bonjour, bonsoir, comment allez-vous, etc. Pour dire à une femme « Tu as de beaux yeux », vous le lui dites, mais ne venez pas me dire que c’est de la poésie. Encore une fois, la poésie c’est l’ineffable, mais dit dans le sens où elle permet d’exprimer ce que vous ne pouvez parler.

En même temps, si, tous les jours, vous dites à une femme « je t’aime » d’une façon ineffable, si elle ne le comprend pas ou si elle en ressent le besoin légitime de vous entendre le lui dire simplement, avec les mots de tous les jours, ça reste beau, or beauté rime avec poésie, et c’est surtout utile, puisque la femme est heureuse. À moins que vous ne considériez indigne d’être aimée, la femme qui ne comprend pas ou qui ne veut pas trop de lyrisme dans sa vie amoureuse !

Yiwen Akkeny : Je dis à ma femme « Je t’aime » loin de toute poésie. Mais, quand je chante la Femme, je « poétise », par conséquent, il serait plus beau de lui dire « malgré cette grisaille, le ciel est bleu dans mon cœur quand tu es avec moi« . C’est différent.

La question n’est pas tant l’expression exaltée des sentiments, bien au contraire, mais la nécessité d’injecter un peu de légèreté dans toute poésie.

Yiwen Akkeny : « Et le poète, prince des nuées, ses ailes de géant l’empêchent de marcher« . C’est du Baudelaire. Vous reprochez au poète de marcher lentement par rapport à vous, les bipèdes, alors qu’il a des ailes géantes qui l’en empêchent. Et s’il s’envolait !

Le poète est avant tout un être humain, il est à la fois créateur et consommateur, il s’agit alors de savoir dans quelle mesure il peut aider sa communauté à être libre et heureuse. Pour le reste, nous ne reprochons pas, nous débattons. À la limite, nous suggérons. La différence est de taille.

Yiwen Akkeny : Je suis complètement d’ accord avec vous. Un poète, c’est avant tout un bienfaiteur, un faiseur de rêverie, de joie et, des fois, d’ambiance. C’est en se consumant qu’il en produit. Si, en contre partie, il est honoré, tant mieux ; il le mérite amplement. Si, c’est le désert autour de lui, bah alors, je ne dirais pas tant pis, mais ses satisfactions intérieures lui sont, je le crois pertinemment, largement suffisantes.

Si on revient un peu à votre œuvre, d’aucuns disent que votre première cassette « Lynda ou l’être exhumé », est le meilleur de vos six albums et ce, aussi bien au niveau des textes que de la musique. Partagez-vous cette appréciation ? 

Yiwen Akkeny : L’appréciation reste individuelle et ne peut prêter à « qui voit mieux ». Je veux dire par là que, personnellement, j’éprouve à telle chanson plus d’attachement qu’à une autre. Elles sont toutes à moi, je les ai faites avec un même intérêt, mais on préfère un peu les unes aux autres. Alors, si moi-même je ressens cela, que dire alors d’un auditeur. C’est son droit d’apprécier ce qu’il veut dans ce qu’il écoute. 

À propos et si ce n’est pas trop indiscret, c’est qui cette « Lynda exhumée » et qu’est-elle devenue depuis ?

Yiwen Akkeny : C’est une étudiante en psychologie, une Kabyle algéroise. On n’a pas passé beaucoup de temps ensemble, mais le peu de temps que je suis resté à ses côtés, a produit tout cela. Ni elle, ni moi, ne savions que ce sera Yiwen Akkeny qui allait naître et qui s’en chargera. Qu’est-ce qu’elle devient, je n’en sais rien. J’espère qu’elle a le bonheur dont elle a rêvé…

Avait-elle su pour la sortie de « sa » chanson et de l’album éponyme ?

Yiwen Akkeny : Oui. Je lui en avais même offert un exemplaire en mains propres, et ce fut d’ailleurs notre dernière entrevue. Ça remonte à loin tous ça, voyons ! Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de la vie depuis…

L’amour, existe-t-il vraiment ou est-ce une illusion éphémère, mais nécessaire dans une vie ?

Yiwen Akkeny : Comment osez-vous une telle question ? Sans vouloir vous manquer de respect, vous me faites pitié, mais j’ai vraiment senti de la compassion pour vous rien qu’en rendant probable l’inexistence de l’amour. Oui, l’amour existe. 

D’abord, il ne s’agit pas de nous, ensuite, une question n’est pas forcément une opinion… cela étant dit, vous dites que l’amour existe comme on assénerait une sentence, or, la réalité c’est qu’il y a beaucoup de relations qui ne durent pas, beaucoup d’autres qui ne commencent même pas… tout ça laisse derrière des épaves, de la tristesse… beaucoup de penseurs n’en pensent pas moins, à l’image d’Arthur Schopenhauer. Alors, oui, l’amour est, certes, quelque chose d’indispensable pour le poète et, d’une manière générale, pour l’artiste, d’ou ce refus catégorique d’accepter ne serait-ce que la probabilité qu’il soit éphémère.    

Yiwen Akkeny : Dans ce cas, toute chose, pas seulement l’amour, ne serait que l’émanation de ce qu’on se représente en elle. Les philosophes que j’appellerais volontiers les vigiles de l’âme humaine, tel que cet Allemand que vous citez, s’inscrivent dans un domaine où il faudrait repousser, sans cesse et à l’extrême, les limites de la pensée, donc de l’intelligence. Or, moi, je vous parle du poète, par conséquent d’un autre domaine qui ne se situe ni plus bas, ni plus haut, et pour lequel l’amour ne saurait ne pas exister ; bien plus que cela, on l’inventerait sinon.

Quoi qu’on fasse et quelque soit le raisonnement qu’on vous oppose, l’idéaliste qui est en vous semble prendre les commandes à chaque fois ! En êtes-vous conscient ?

Yiwen Akkeny : Je vous parle sincèrement. Dites-moi comment dire pour vous remettre les commandes, je le ferais avec plaisir. Sauf que, la situation est grave et je crois, à ce que je pense, qu’il ne faut jamais se relâcher surtout en ce qui concerne notre chanson kabyle. C’est affreux, c’est terrible ce à quoi on assiste. Alors, me concernant, je ne lâche rien. Des reprises à la danse ! Mais, bon sang, faites-nous rêvez jeunes artistes kabyles ! Vibrez vous-mêmes et faites-nous vibrer, non de décibels ou de gigotement sans intérêt et sans saveur, mais d’images, de rêveries, de belles mélodies et vérités. On en a déjà fait auparavant, pourquoi pas maintenant ? C’est à se demander est-ce qu’Idir était vraiment sorti de nos entrailles. Écoutez « Vavaɣayu » de Dda Slimane Azem, c’est tout un art et un air qui vous poussent à faire bouger vos neurones au lieu de la partie basse de votre corps ! Alors, osez encore cela, produisez et ne vous laissez pas entraîner par les marchands du malheur qui, en entendant votre bellissime voix, vous proposent, comme si c’était le seul chemin qui existe, d’abuser des adaptations, de faire des reprises, de malmener notre langue, de faire danser nos danseuses sur les rochers et j’en passe et des meilleurs…

Reconnaissez tout de même que ces anciens chanteurs n’ont pas produit que des chefs-d’œuvre tant certains de leurs textes sont d’une banalité criante et ce, au-delà même de la pauvreté de leur kabyle (langue) qui était trop fourni en emprunts arabes et ce, même là ou rien ne le justifie.

Yiwen Akkeny : Certes, mais, à côté, il y avait quand même ces chefs-d’œuvre dont vous parlez. Quant à l’emprunt à l’arabe, c’était, comme qui dirait, la mode. Tout un contexte.

Que nenni ! Ça continue encore de nos jours et d’ailleurs, la majorité écrasante des chanteurs kabyles, par ignorance ou par envie de plaire au système en place, abusent de ces emprunts. Vous-mêmes et malgré votre vigilance palpable dans votre écriture, vous n’avez pas pu échapper totalement à cette ancienne « mode » qui semble avoir la peau très dure ! 

Yiwen Akkeny : C’est vrai. On devrait faire plus encore sur ce plan. Vous avez entièrement raison, car, comme disait l’adage : « Qui veut aller loin, ménage sa monture« . Si on veut que notre kabyle ne tombe pas en désuétude, il faut l’utiliser à fond. Dès fois, on tombe dans le simple qui, linguistiquement, est nocif.

Dans votre premier album, le titre « Akk-in » (là-bas, au loin), merveilleux et captivant, a révélé de votre univers, une facette assez emblématique de l’artiste-homme que vous êtes, à savoir, conscient et subtile dans votre façon de concevoir le monde auquel vous aspirez. Comment avez-vous pu atteindre ce niveau de grâce poétique alors que vous ne fûtes encore qu’un jeune étudiant à l’université ?

Yiwen Akkeny : Votre affabilité me laisse sans voix. Je vous en suis reconnaissant. J’espère juste pouvoir trouver assez de mots pour peindre ma réponse avec ne serait-ce qu’un peu de votre éloquence. « Akk-in » (album 1996), a ouvert, en fait, une voie que je suis jusqu’à maintenant. Une façon de chanter la femme, mais pas qu’elle. Comme vous le disiez, c’est tout un monde à explorer en kabyle. Alors, viennent se mêler désir et frustration, rêveries avec la dure réalité qui entravait la jeunesse de l’époque ; on dirait un champ de bataille devenant, d’un coup, un beau spectacle de vie et d’espérance. En 2011, ce fut le tour de « Tilissa n wawal« , puis c’était « Ilaq » en 2022, et enfin, c’est « Igenni-m« , « M’ihwa-m » et « Ṛṛuḥ » dans le double-album de 2024. Une lignée qui nous vient de très loin, qui nous vient d’Akk-in.

En revanche, dans « Iffeɣ i tufiq », un autre titre décliné sous une belle orchestration qui évoque sans l’assumer vraiment, un air country, vous avez, à notre avis, commis une imprudence qui, certes, peut passer inaperçue, mais en y regardant de près, on ne peut qu’en ressentir un petit malaise, non pas par le texte lui-même qui est bien structuré et résumant avec finesse tous les rêves et les espoirs des Kabyles (ce qui est surement le cas de tous les autres peuples de la Terre), mais par le fait d’avoir mis dans la bouche d’un petit enfant, un tel écrit qui s’apparente a s’y méprendre à un véritable programme politique. Vous pouvez rétorquer, à juste titre, que l’enfant c’est l’avenir, pour autant, le résultat est que « Iffeɣ i tufiq » est apprécié plus comme une belle comptine que comme un chant sérieux et « adulte » de par sa lourde thématique. Qu’en pensez-vous ?   

Yiwen Akkeny : J’ai tenté, par le truchement de « Iffeɣ i tufiq« , de rendre hommage aux enfants du boycott scolaire de 1994. Ce petit enfant qui chantait est le plus petit de mes frères. Il se trouve qu’il a entamé son cursus scolaire avec une année blanche. Un sacrifice que toute la Kabylie avait consenti avec lui. Le texte, reflétant tout cela et pour utiliser encore ce langage d’enfants, se veut un boycott de tous les « méchants ».

Cela ne répond pas à la question.

Yiwen Akkeny : D’accord. En effet, le texte n’a rien à voir avec l’enfance, ses joies et folies. Du moment que nos chérubins se sont retrouvés, à une époque, aux avant-postes d’une lutte politique quasi existentielle, le mieux était d’extrapoler pour ouvrir des perspectives à ce combat. D’ailleurs, sept années plus tard, ces enfants, devenus des adolescents, étaient encore aux rendez-vous avec l’Histoire et ce, lors des évènements tragiques de 2001. Avec une vraie comptine dédiée aux enfants, ça ne pouvait se faire. Voilà donc pourquoi on a fait parler l’enfant plus qu’il n’en pouvait.

Dans « Ccah deg-i » (bien fait pour moi) qui, d’ailleurs, fait écho à « Ziɣ nedder nwala » (désenchantements), deux opus phares de toute votre carrière, vous avez passé au crible, non sans votre lyrisme et surtout le potentiel attendrissant de vos mélodies, le coté sombre de l’être humaine : déni du réel, préjugés, trahison, faux-semblants, arbitraire, corruption, mensonges, etc. Certes, le rêveur que vous êtes y est toujours, mais, étonnement, vous y avez dévoilé, on ne peut mieux, le réaliste qui se cache en vous ! Etait-ce intentionnel de votre part ?

Yiwen Akkeny : « Ccah deg-i » est une chanson qui renvoie dos à dos, et le pouvoir en place et les terroristes islamistes qu’il avait enfantés, en tout cas exploités pour ses desseins. C’était l’époque des voitures piégées, des attentats, des bombes à Alger où j’étais étudiant. En ratant le bus qu’on appelait le « Cous » qui transportait les étudiants de la résidence universitaire « Hydra » au campus de Bouzaréah, je devais alors faire le trajet à pieds. Croyez-moi, chaque voiture qui passait et il y en avait beaucoup, c’était pour moi un sursis de survie si elle n’explosait pas. Je n’aime toujours pas Alger à cause de cela, de ce trauma qui perdure encore.

Même si ce que vous dites est un précieux témoignage, il ne reste pas moins que vous ne répondez pas vraiment à la question posée.

Yiwen Akkeny : J’ai répondu avec des faits concrets qui ont expliqué « Ccah deg-i » et « Ziɣ nedder nwala« . C’est-à-dire que ce que je viens de dire plus haut, en plus des vicissitudes de la vie que vous avez citées dans votre propos (déception, trahison, etc.), y sont exprimées clairement, sans images. Alors oui, c’était intentionnel.

Pourquoi, en vous-mêmes, du moins dans votre poésie, laissez-vous le platonicien escamoter le « dialectique » alors que vous pourriez en faire vos deux ailes ?

Yiwen Akkeny : Parce qu’il s’agit de poétiser, et la poésie, décidément on y revient, c’est l’art de dire ce que on ne peut dire avec le langage commun. Il y a une multitude de « poètes » qui usent de cette – parole – poésie, et quand on les entend, à peine esquisse-t-ils un début, que l’on devine la suite tout de go.

Juste après le coup d’État perpétré par Louis Napoléon Bonaparte en 1851, Victor Hugo compose « Les châtiments« , un recueil pamphlétaire et une violente diatribe contre le nouveau régime… En prenant ses responsabilités de poser sa poésie dans l’arène de la langue usuelle pour prendre une part importante dans la lutte que menaient ses concitoyens pour la restauration de l’ordre républicain et de la démocratie, l’illustre auteur de « Les misérables » ne s’était pas dépossédé pour autant de sa subtile verve poétique. Or, vous semblez tenir religieusement à la parole systématiquement poétisée du poète, comme si, dès lors qu’on est poète, on perd aussitôt sa capacité, voire le droit d’établir des constats et d’en exprimer son opinion, dans sa poésie, avec les mots du simple quidam…

Yiwen Akkeny : Pas du tout, et vous-mêmes, vous venez de montrer « Ccah deg-i » qui est une manifestation et un positionnement par rapport à l’épisode tragique dans lequel ce chant a vu le jour. Tout comme « Aqvayli« , « Up-down » en 2022 et « Ajeǧǧig amellal » en 2024. Yiwen Akkeny a toujours été aux côtés de ses frères et concitoyens en affichant, peut-être de manière moins bruyante, mais toujours avec clarté, ses prises de position. Maintenant, si avec tout cela, on doit encore le faire avec des mots éloignés de la poétique, dans ce cas, autant rédiger des communiqués de presse. 

La « poétique » n’est pas qu’allégories. Les vers militants et politiques qui ont vocation de conscientiser en assenant les choses nommément et sans détours, possèdent, eux aussi, leur univers et leurs envolées. En effet, quand il est question de mettre le doigt sur une injustice ou un péril majeur, rester vague, c’est faire semblant, c’est donc vain comme engagement poétique. Quant au poète qui est mû par une réelle volonté d’investir n’importe quel terrain de lutte, là aussi, rien ne le contraint à se cantonner dans un seul et unique mode d’expression. Bien des poètes et pas des moindres, l’ont fait dans le monde, beaucoup moins en Kabylie… 

Yiwen Akkeny : C’est une vision parmi d’autres. Je l’entends. Se taire et ne souffler mot en est une aussi, d ailleurs. Au final, restent les parcours, les ajouts à cette culture ancestrale et les intentions qui, quand il s’agit de prendre position, s’affichent « clairement » et ce, quand bien même des images y sont utilisées car, à mon sens, ces dernières ne font que renforcer les messages. Reste à savoir si, dans ce domaine, on peut faire sa mue. Utiliser des images pour se calfeutrer est une stratégie propre aux lâches et autres hypocrites. En utiliser et y laisser des interstices qui sont à même de dévoiler cette intention, est l’acte du poète, le vrai. Sartre disait, et je crois que cela semble bien convenir à ce que nous disons : « Un sanglot tout nu offusque. Un bon raisonnement offusque aussi. Un raisonnement qui cache un sanglot, voilà notre affaire« .

En 2011, vous revenez avec un nouvel album qui, il faut le dire, était inscrit, poétiquement et musicalement, dans la même sève que celui de 1996, avec cependant quelques nouvelles thématiques et une certaine note de maturité dans votre écriture. Pour autant, la mélancolie, la nostalgie et une forme de fatalité, voire de fatalisme, restent très présents au fil des titres. Nous avons relevé cela dans « Avrid ɣer tirga », une merveille musicale cela dit en passant, où l’artiste-poète est présenté comme un être quasi contraint de s’effacer pour servir les autres, « quelqu’un qui passe sa vie à fuir » peut-on y entendre. Quelle est la part de l’autobiographique dans cette atmosphère « akkenyienne » ?  

Yiwen Akkeny : Je vous le concède sur « contraint de s’effacer pour servir les autres« . Toutefois, concernant « quelqu’un qui passe sa vie à fuir« , je ne le pense pas. Oui, vous pouvez me rétorquer le fait que vous ne faites que me citer, du moment qu’il y a ce passage dans ladite chanson… (Rire), sauf que je ne faisais qu’acculer Yiwen Akkeny. Je lui reprochais son itinéraire. Faire du bien autour de soi, c’est bien, mais s’effacer et tout donner… Pour vous répondre, oui, la part de l’autobiographie est totale. Pour aller à l’école, quand j’étais enfant, je « devais » m’arrêter, sans faire de bruit, devant la demeure d’un cousin pour humer l’odeur du café, car il n’y en avait pas chez moi. La misère était telle qu’en hiver, ma défunte mère qui était, comme toute mère kabyle de l’époque, une maîtresse du tissage, me couvrait d’une sorte de couette traditionnelle, puis ajoutait une espèce de couverture en plastique, la fameuse « bâche », pour que les gouttelettes qui avaient trouvé tout de même un circuit à travers le toit, n’imbibent pas mon lit quand il pleuvait. Toute cette misère est derrière chaque pas et chaque vers de Yiwen Akkeny, alors, peut-il être autrement malgré tout ?

Justement, dans l’opus « Tagnit n unaẒur » (litt. Situation de l’artiste), n’est-ce pas encore ce passé difficile de Yiwen Akkeny qui ressurgit sous forme de résignation, de désenchantement aussi, voire de quasi damnation et ce, sans jamais se départir de ce don de soi qu’il consent, à minima par son œuvre, la vôtre, pour le bien-être d’autrui ?

Yiwen Akkeny : Cette misère est devenue les mots adéquats pour formuler mon serment dans le début de cette même chanson : 

« Uḥeq wid-n izdeɣ layas (Par tous ceux que happe le désespoir) 

Selmaden i medden asirem (et qui inculquent l’espoir aux gens) 

Uḥeq wid i d-isker wulac (Par tous ceux qui ont grandi sans rien) 

Ur nessin acu i d ilem (sans jamais côtoyer le vide) »… 

Ces vers, c’est moi dans chaque lettre, dans chaque syllabe…

Quand on porte un fardeau comme le mien, et je suis conscient qu’il y a ceux qui portent de plus lourds, on ne peut accepter d’être le moins du monde dans la méchanceté. Tenez, par exemple, pour être bien autrement qu’avec mon art, je suis à ma 28ème année comme enseignant. Je ne me souviens pas, ne serait-ce qu’une seconde, de ne pas avoir aimé tous mes élèves. Le feeling back est bien, je m’en réjouis. Aussi, je veille à ce que rien ne puisse parasiter mon œuvre. Maintenant, est-ce que cette œuvre pouvait être plus rentable, plus populaire, plus à-plat-ventriste ? Surement. Mais, je la veux ainsi, ma chanson est comme ça : elle doit se tenir debout toute seule ou alors elle tombe, nul atout. Ce n’est pas parce que la vie a été dure qu’on va, après avoir persévéré, verser dans la vengeance. Non, la vie a été dure avec vous pour vous tester, pour vous permettre d’être bon, d’être meilleur. La chanson « Lǧennet » dans le double-album de 2022, est un hymne au pardon, à la l’intercompréhension et à la paix avec soi-même et avec autrui. La paix vous a choisi d’être son mentor, sois-en à la hauteur.

D’aucuns ont noté dans vos deux derniers double-albums, une transformation sur le plan de l’orchestration musicale : la guitare n’y a plus le monopole, introduction d’autres instruments et d’autres sonorités. Cela est une prise de risque par rapport à votre identité artistique. Dit autrement, Yiwen Akkeny peut bien perdre au change et ce, en renonçant à ce qu’il l’a fait musicalement. Quel en est votre opinion sur cet aspect ?   

Yiwen Akkeny : Oui et c’est tant mieux. Qu’a-t-elle donné cette guitare folk ? Arpèges, solo, quinte… ? A-t-elle parlé des prisonniers ? A-t-elle été Idir ? Tout cela m’a mené à sortir. Franchement, je change. Je ne veux plus être confiné. Autant prendre ce que je hais, la mandoline, car Zedek en fait un bon usage. On a été longtemps berné et leurré par un monde prétendument de sagesse, de beauté et de sensibilité extrême, mais quand l’heure de vérité a sonné, tout s’est révélé vide. Ne comptez que sur vous-mêmes et vos convictions… le monde est cruel.

Quel regard, l’artiste Yiwen Akkeny porte-t-il sur l’actualité dans le monde, notamment le Moyen-Orient, l’Ukraine, la réélection de Donald Trump aux USA, la Nouvelle-Calédonie, le drame des migrants en méditerranée, celui des femmes dans les pays sous régime islamiste comme l’Iran, l’Afghanistan et autres… Les bouleversements climatiques, etc. ?

Yiwen Akkeny : Un regard qui peut être faux, car instinctif. Le Moyen-Orient subit les affres de la religion politisée. Dieu – pardon pour les lecteurs athées – n’a jamais prescrit de détruire. La destruction et la violence sont en soit la négation de l’existence d’un Dieu. L’Ukraine veut vivre, mais cela est antinomique avec la Russie de Poutine, pur produit de l’URSS communiste. Donald Trump est choisi par les Américains, tant pis ou tant mieux pour eux, je ne sais quoi dire de plus de là où je me trouve. Je sais juste que, malgré les apparences et tout ce qui se dit ici et là, quand la droite française est au pouvoir, il y a plus de liberté, plus de cohérence, j’irai même jusqu’à dire plus de marge même pour les sans papiers et les demandeurs de visa, etc. que quand c’est la gauche qui tient les rênes, les rênes de la démagogie et des reniements. Comme disait Coluche : « C’est quoi plus blanc que blanc ?« . La nouvelle Calédonie, ce sont les laissés-pour-compte parmi beaucoup d’autres d’un système mondial qui repose sur le principe du déni du droit des peuples à disposer de leur indépendance. Dans le cas français, c’est « l’Outre-mer », l’expression est bien parlante, la récente catastrophe à Mayotte en est l’illustration la plus parlante. Les migrants en Méditerranée, une tragédie humaine et politique qui traduit l’échec des régimes autoritaires et la conséquence directe de la spoliation des indépendances des peuples autochtones en Afrique et pas seulement. Quant à la femme sous les régimes rétrogrades et obscurantistes, elle y combat du mieux qu’elle peut et nous les soutenons où qu’elles soient. Ce sont toutes des Katia Bengana, cette jeune Kabyle qui avait défié la barbarie et rejeté son emblème, le hijab. Pour ce qui concerne le bouleversement climatique, Donald Trump, l’homme qui est à la tête de la première puissance mondiale, n’en a rien à cirer, que voulez-vous que Yiwen Akkeny vous en dise !

À la lumière de ce tableau que vous venez de décrire, comment voyez-vous notre planète dans plus ou moins un siècle ?

Yiwen Akkeny : Merveilleuse. Et le vous verrez bien de l’au-delà ! Le chant de l’authenticité domine, voyons ! Vous ne l’entendez pas ? Reste à savoir si le coût serait abordable. En tout cas, que les générations qui arrivent sachent le moment venu, qu’il y avait une partie de l’humanité qui avait tout fait pour que leur planète soit merveilleuse, ou tout au moins, bien. Qu’elles en fassent autant à leur tour.

Selon vous, pourquoi la Kabylie n’arrive plus à placer un seul chanteur dans le gotha artistique mondial ?

Yiwen Akkeny : Mais, c’est vu ! Vous parlez de la chanson kabyle et du gotha international, or, vous devez vous rendre à l’évidence qu’elle est muselée, tyrannisée, clochardisée à souhait. A moins de demander au meilleur vocaliste kabyle de chanter la 9ème symphonie de Beethoven, et encore, il n’en sera pas partant, préférant une reprise de Lhesnaoui ! 

Sauf erreur de notre part, l’intégralité de vos chansons, musiques et textes, sont de votre création. Votre créativité sauve presque l’honneur tant la tendance depuis longtemps, chez les chanteurs kabyles, est à la reprise abusive de vieux titres qu’on justifie par de soi-disant hommages, adaptations et autres traductions souvent mal faites…  Ceci dit, pourquoi vous ne chantez pas vous-mêmes des mélodies et des textes inédits, mais qui ne sont pas de vous, d’autant plus que des poètes intéressants, vous en convenez bien, ce n’est pas ce qui manque en Kabylie ?

Yiwen Akkeny : Oui. Il y a tellement de poètes en Kabylie et de très bons… sérieusement. Mais, me concernant, j’ai ma matière et quand j’en manquerai, je saurai à qui je vais m’adresser.

Sur le terrain de la linguistique, quel est votre position par rapport au débat kabylo-kabyle entre les berbéristes qui parlent de langue « tamazight » et les tenants de la langue « taqvaylit » ?

Yiwen Akkeny : Après tout, c’est quoi tamaziɣt pour moi si elle n’est pas kabyle ? Le débat est politisé, que chacun s’assume désormais. Je suis kabyle, tamazight-iw c’est le kabyle, d taqvaylit. J’ai milité pour cela, on m’a vilipendé, emprisonné, assassiné… pour ça. Je ne crois plus en tamaziɣt, je ne crois qu’en taqvaylit. C’est une question existentielle.

En plein brasier criminel de l’été noir 2021, Mohamed Oukaci, réalisateur du film « Canaval fi dechra », avait condamné la génération kabyle post-2000, qu’il avait qualifiée ironiquement de « Génération Matoub » et qu’il avait accusée d’être « responsable de toutes les déconvenues « nationales » et de la furie a laquelle on assiste (ndlr : incendies d’août 2021) ». Vous étiez le seul à lui avoir adressé une réponse forte et cinglante ou vous aviez déclaré, entre autres, ceci : « la « Génération Matoub », c’est ce Kabyle non encore tout a fait mort du mal-vivre auquel on miroite la survie dans le déni de soi et la jouissance dans l’au-delà. Cette génération, c’est ce jeune Kabyle sans le sou, eternel fardeau sur les épaules des siens, mais qui ne se vend pas. Qui ne se renie pas. ». Comment expliquez-vous ce genre de comportement, celui de ce réalisateur ? 

Yiwen Akkeny : Oui, triste épisode où personne n’avait répondu, peut-être par manque d’informations, je n’en sais rien. Le comportement de ce réalisateur était vraisemblablement une offre de service, voire une conviction pour lui. Dans les deux cas, c’était au minimum une indignité. Je lui ai répondu pour lui dire qu’il connaissait mal Matoub et qu’il n’aurait jamais dû tenir les propos qu’il avait tenus. J’espère qu’il a pu comprendre enfin qu’en Kabylie, Matoub, avec sa voix et sa mandoline, n’est pas là physiquement, hélas, mais il est et sera toujours parmi nous, son peuple, et quiconque le toucherait, Lounès se défendra à travers les siens, son peuple, nous toutes et tous.

Pensez-vous que tous les « Mohamed Oukaci » d’aujourd’hui freinent, voire empêchent la justice et la liberté de se réaliser ?

Yiwen Akkeny : Bien entendu. C’est un problème de positionnement. Se faire le perroquet d’un système fait par l’ostracisme, c’est défendre ce même système pour que la liberté n’advienne pas. Pour revenir à ce réalisateur, il s’agit donc d’un artiste quelque part, c’est d’autant plus navrant de voir l’art aussi laid, boueux et mesquin et ce, au point de pondre des déclarations pareilles. Qu’il se taise au moins, bon sang ! Mais, cela miroite un peu le cirque de pas mal d’artistes de chez nous qui, pour des raisons de visibilité ou de corruption, investissent ce terrain malsain. Pourtant, la vérité triomphera. Le mensonge, l’anathème, le déni ne sauraient être une alternative. 

(Silence) 

Laissez-moi vous dire une chose : Vous voyez quand il faut y aller au charbon, eh bien, ce n’est pas évident pour tous. Par contre, quand c’est sans risque, lucratif, rentable… ça devient à la mode, c’est pousse-toi que je m’y mette. Et comme le ridicule ne tue pas, on peut aisément imaginer l’ampleur de l’orgie.

L’art, selon kafka, est une main tendue dans l’obscurité. C’est aussi ce que pense Yiwen Akkeny et qu’il n’a de cesse d’expliquer. Partant de ce postulat, on pourrait prédire que tous les artistes devraient normalement se positionner contre l’injustice et non avec elle, pourtant, la réalité, encore elle, nous montre toujours le contraire… Y aurait-il donc une limite à cette vision presque messianique de l’art ?

Yiwen Akkeny : Oui, zik-nni, jadis, il y avait de la dignité, « tanzarin ». Le dernier des Kabyles d’antan, dépasse le meilleur de nous en cette chose. Les temps ont changé, parfois, dans le sens négatif. Voir son frère en prison pour des griefs inventés de toutes pièces, et trouver quand même à redire pour ne pas se solidariser avec lui, c’est un peu ça, vendre son âme au diable comme on dit. L’Histoire qui s’écrit devant soi, a cela d’étonnant, même si c’est triste ; on peut voir les gens pauvres de moralité, comme ceux dont nous parlions, et qui, parfois, apparaissent comme des géants. C’est douloureux sur le moment, mais ce n’est qu’une imposture qui fait toujours long feu.

Pouvez-vous nous dire, sans démagogie si possible, quel homme est Yiwen Akkeny dans sa vie de tous les jours (en dehors de la chanson) ?

Yiwen Akkeny : Un gars avec des enfants, une femme, un job d’enseignant, un homme qui ne boit jamais d’alcool avant 18h, sans abuser bien sûr, il est très ponctuel là-dessus ! Ce type est presque à la retraite, mais ce qu’il aime par-dessus tout, c’est écrire et composer à n’importe quel moment. Il chante tout cela dans un pays où il ne faut chanter que la fête et la bonne humeur, sinon, tu chantes mal ! 

Qu’est-ce qui vous révolte le plus dans la vie ?

Yiwen Akkeny : La traîtrise.

Qu’est-ce qui vous en réjouit le plus ?

Yiwen Akkeny : Aimer, être amoureux.

Quel est votre plus grand rêve ?

Yiwen Akkeny : Voir tout un chacun jouir de sa liberté sur cette planète.

Votre grande crainte ?

Yiwen Akkeny : Qu’on me prive de ma liberté pour toujours.

Quel est votre auteur kabyle préféré ?

Yiwen Akkeny : Mouloud Mammeri et Mouloud Feraoun.

Votre auteur non kabyle ?

Yiwen Akkeny : Franz Kafka.

Quel est l’artiste kabyle que vous écoutez le plus ?

Yiwen Akkeny : Dda Slimane Azem.

Votre artiste non kabyle ?

Yiwen Akkeny : Léo Ferré.

Quel est votre livre de chevet ?

Yiwen Akkeny : « Tiferzizwit » de Chabane Ouahioune.

Le livre que vous lisez en ce moment ?

Yiwen Akkeny : « Don Quichotte de la Manche » de Miguel De Cervantès.

Quel est l’œuvre cinématographique qui vous a le plus bouleversé ?

Yiwen Akkeny : « La colline oubliée » de feu Abderrahmane Bouguermouh. Le paysage est mien, la vie est mienne… Je suis tellement fier de ce film. Il y a aussi « Le duel » de Spielberg.

Quel rapport Yiwen Akkeny entretient-il avec le sport en général ?

Yiwen Akkeny : La JSK de Mellal était une occasion de rajeunissement, mais bon… Rien donc, sauf les souvenir de tournois de football entre villages de jadis quand je faisais partie de l’équipe de mon village dès mes 13 ans. Aujourd’hui, hormis la marche, le sport ne fait pas partie de ma vie.

Pour cette dernière étape de l’interview, il s’agit à chaque fois, de formuler brièvement, mais clairement, un reproche et un compliment (si vous en avez bien sûr).

Ḥmed u Lqaḍi.

Yiwen Akkeny : Un grand homme, mais qui ne savait pas calculer bien autour de lui…

Amar Imache.

Yiwen Akkeny : Un Kabyle avant tout, un pionnier de l’indépendantisme et du syndicalisme. Aucun reproche à formuler, à part peut-être qu’il n’était pas Bennai Ouali.

Laïmeche Ali.

Yiwen Akkeny : Dda Amar fut l’un des « berbéristes » dans le mouvement national, très jeune militant, sincère et doté d’une rare intelligence. Aucun reproche.

Mouloud Feraoun.

Yiwen Akkeny : Un fils du pauvre qui a gravi les échelons jusqu’à devenir inspecteur de l’éducation à une époque qui n’était pas évidente. Un mérite en soi. Un gars qui a vécu son temps comme s’il se défilait devant lui. Il tenait ses classes tant dis que le fusil parlait… c’était cela aussi le défi et puis, disons-le clairement, avait-il tort ? Où est-elle partie cette indépendance ?

Albert Camus.

Yiwen Akkeny : Le même scénario de l’autre côté… Camus et Feraoun, ce sont les deux sinistrés de Mohya.

Abane Ramdane

Yiwen Akkeny : Un héros leurré. Leurré par des gueux qui ne pouvaient souffler mot devant lui. 

Hocine Aït Ahmed.

Yiwen Akkeny : Un stratège qui s’était pris à son jeu. Ce n’est pas pour rien que le stade de Tizi Ouzou ne s’appelle pas « Matoub stadium » comme il l’aurait dû.

Fadhma Ath Mansour Amrouche.

Yiwen Akkeny : Un symbole de la liberté de culte bafouée et pas seulement… Le compliment, c’est son œuvre typiquement kabyle. Le reproche : elle aurait dû résister au lieu de partir. 

Mouloud Mammeri.

Yiwen Akkeny : Le père de tout et de taqvaylit di lakul… ça a pris. Le reproche, s’il devait y en avoir un, serait peut-être le suivant : pourquoi avoir été là, ce jour d’hiver de 1989, sous cet arbre qui ne voulait tomber que sur sa voiture.

Slimane Azem.

Yiwen Akkeny : Un legs, un patrimoine, une issue, un Kabyle dont le seul tort était de l’avoir été jusqu’au bout. D’où ses déconvenues avec les siens qui avaient choisi une autre voie, la plus simple et, surtout, la plus rentable, d’où ses déboires avec le système qui gouverne depuis. Un reproche : ne pas avoir été un Matoub pour rendre plus lisibles les évènements qu’on déchiffre à peine aujourd’hui à travers ses œuvres.

Cherif Kheddam.

Yiwen Akkeny : Un maestro, le Beethoven de la chanson kabyle, mais un sentier vide, puisque personne parmi les artistes kabyles ne l’y avait suivi. Et puis, personne ne peut, je pense, s’offrir l’orchestre de la radio pour enregistrer une chanson… vingt violents, dix- sept violoncelles et tutti quanti.

Muḥya.

Yiwen Akkeny : Un Rebelle irréprochable au verbe acerbe dont beaucoup s’en réclament alors qu’ils en sont aux antipodes. N’est pas Muhya qui veut. 

Matoub Lounès.

Yiwen Akkeny : Le Rebelle, justement. Bien après, les Kabyles dont je fais partie, se sont rendu compte de sa valeur. Le reproche : même lui, je pense, n’était pas au courant de son envergure ou plus exactement ne mesurait pas son importance. 

Saïd Sadi.

Yiwen Akkeny : Du moment que le brin d’espoir qu’il avait, avec d’autres, attisé en nous à une certaine époque, était dicté et accompagné, quel compliment reste-t-il ! Ses dérives en parlent à présent. Il a su surfer sur nos rêves et attentes. On le laisse à sa conscience…

Djamila Amzal.

Yiwen Akkeny : Une superbe actrice dont le nom suggère Kamel… Son rôle d’Aazzi dans « La colline  oubliée » est saisissant. C’est une Kabyle de lumière qui ne voulait pas et ne veut pas être autre chose. Aucun reproche à lui faire.

Allas Di Tlelli.

Yiwen Akkeny : Un ami, un frère, un militant intransigeant. Je l’ai connu à la fac. Une âme qui ne reflète que de la sincérité, que le contraire de l’hypocrisie. Une voix qui a éclaté quand on en avait besoin. Si je décris la personne, je prendrai beaucoup d’espace. Pour le reproche, Allas est très fin, c’est soit clair ou obscur, alors que l’aurore n’est ni l’un ni l’autre.

Tenna.

Yiwen Akkeny : C’est une belle voix et une femme courageuse à la culture enviable, mais elle doit être prolifique, on en a besoin. Je pense qu’il faut donner le max, se donner a fond.

Ferhat Mehenni.

Yiwen Akkeny : C’est « le maquisard de la chanson » comme l’avait qualifié Kateb Yacine. C’est notre aîné dans le domaine. Sa génération, mais lui plus que les autres, avaient créé et formé le bain musical et artistique dans lequel nous avons grandi. Quoi que l’on dise, nous lui devons tout, notamment le renouveau de la chanson et de la musique kabyle

Si Moh.

Yiwen Akkeny : C’est une école, un style, toute une vision artistique, pas de la chanson kabyle dans sa globalité, mais de l’approche de celles-ci. La personne aussi, peinte de simplicité jusqu’à toucher l’étrangeté, mérite de dire de lui qu’il est respecté.

Le reproche, ce serait peut être son obstination, obstination qu’il y a plus blanc que blanc comme disait Coluche.

Nacira Abrous.

Yiwen Akkeny : Une ancienne camarade de la fac, mais sans qu’on le sache à l’époque. Une figure de la femme kabyle clairvoyante, savante et qui sait Agir tout en restant subtile. Un reproche tout de même : Peu bavarde, discrète malgré son intégrité et ses lumières.

Yiwen Akkeny.

Yiwen Akkeny : Je commence par le reproche : Pourquoi ne pas avoir pris un autre pseudonyme, choisir par exemple le nom d’un roi numide, chanter la joie à la mandole et derbouka. Pourquoi, au lieu de poétiser, ne pas parler avec de simples mots, ceux de tous les jours ? Pourquoi aimer autant ? Pourquoi espérer autant ? Un tas de reproches au final !
Un petit compliment tout de même : ce qu’il me chante, je ne l’entends nulle part ailleurs.

Pour terminer, la parole est à vous, vous pouvez ajouter ou dire ce que vous voulez.

Yiwen Akkeny : Votre interview était, en des moments, insupportable, envoûtante en d’autres, dois-je avouer. Finalement, vous avez interviewé en connaissant bien Yiwen Akkeny. Je vous remercie infiniment. J’espère vous avoir répondu comme, à peu près, vous et le public m’attendiez. Bonne réussite à « TaSɣunt taqVaylit ».

« 𝐄𝐧𝐭𝐫𝐞𝐭𝐢𝐞𝐧 𝐫𝐞́𝐚𝐥𝐢𝐬𝐞́ 𝐩𝐚𝐫 ©𝐓𝐚𝐒ɣ𝐮𝐧𝐭 𝐭𝐚𝐪𝐕𝐚𝐲𝐥𝐢𝐭 – 𝐑𝐞𝐯𝐮𝐞 𝐊𝐚𝐛𝐲𝐥𝐞 / Déc.2024 »