La singularité du parcours de Larbi Mahiou, l’homme et l’auteur, est extraordinaire. Le narratif de sa vie est à lui seul un périple saisissant dans les vicissitudes de notre histoire contemporaine, mieux, c’est un tel plongeon dans les profondeurs d’une âme, certes, tourmentée par son époque, mais pétrie d’espérance et de valeurs humaines. Son histoire, c’est celle du fils prodige de Taka Ait Yahia qui, encore enfant, regarde se dérouler sous sa fenêtre, les événements d’un premier printemps qui n’aura pas tenu toutes ses promesses, de l’étudiant qui découvre, stupéfait, qu’il était étranger dans un pays qu’il croyait sien, du praticien qui exerce son métier au milieu d’un champ de bataille où il constituait la cible potentielle des deux belligérants, du conscrit dévoué et appliqué qui subit quand même la suspicion à cause de son identité, du citoyen qui assiste pétrifié au massacre de son peuple par la gendarmerie d’un pays construit sur la négation et la haine, du père qui emporte femme et enfants pour chercher un ciel plus clément et un peu de liberté, de l’émigrant qui réapprend à vivre dans un nouveau milieu dont il fait son autre patrie, de la victime d’un terrible mal qui prodigue au monde une merveilleuse leçon de vie et enfin, c’est celle du rescapé qui donne naissance à un écrivain ! C’est à croire que c’est sorti droit d’une mythologie, sauf que c’est bien réel et c’est tout cela que nous avons tenté d’analyser et d’explorer à travers cette interview passionnante que nous a accordée un Larbi Mahiou passionné et inspirant à plus d’un titre. Écoutons-le :
𝗧𝗮𝗦ɣ𝘂𝗻𝘁 𝘁𝗮𝗾𝗩𝗮𝘆𝗹𝗶𝘁 – 𝗥𝗲𝘃𝘂𝗲 𝗞𝗮𝗯𝘆𝗹𝗲 : Voulez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Larbi Mahiou : Je me nomme Larbi Mahiou, également connu, sur les réseaux sociaux, sous le pseudonyme Lounes Amazigh. Je suis né en 1967 à Tizi Ouzou. J’ai exercé comme vétérinaire praticien en Kabylie jusqu’en 2004, année où j’ai immigré au Québec avec ma famille. Face aux difficultés pour obtenir l’équivalence de mon diplôme, je me suis tourné vers une carrière de distributeur indépendant pour une entreprise québécoise spécialisée dans les additifs alimentaires pour les animaux de ferme. Ce qui devait être temporaire est devenu un métier que j’ai fait jusqu’en avril 2017. Par la force des choses et sans que cela ait pu être un jour dans mes plans, je me suis tourné vers l’écriture.
Quelques mots peut-être sur votre enfance et votre adolescence passées en Kabylie à une époque qui semble assez différente d’aujourd’hui…
Larbi Mahiou : Bien que je sois né à Tizi Ouzou, une ville où j’ai grandi et vécu jusqu’à l’automne 1969, ma vie a pris un tournant lorsque mes parents ont déménagé à Michelet. Mon père y avait été affecté au bureau de poste où mon grand-père maternel y était déjà receveur. C’est dans cette petite ville d’altitude que mes premiers souvenirs d’enfance se sont imprimés, bercés par la majesté du Djurdjura. Le village de mes parents, Taka Ait Yahia, niché à 10 kilomètres de Michelet, est devenu le terrain de mes premières explorations et émerveillements. En août 1973, un nouveau chapitre s’est ouvert avec notre retour à Tizi Ouzou. La rentrée scolaire en septembre de la même année fut un moment décisif : ma première journée loin de ma famille, dans un environnement totalement inconnu. À seulement six ans, ne parlant pas un mot d’arabe, je me suis retrouvé plongé dans une école où les instituteurs parlaient arabe en classe, mais discutaient en kabyle entre eux. Pire encore, les enseignants égyptiens et syriens, coopérants techniques, usaient souvent de violence face aux difficultés de comprendre que nous rencontrions à cause d’une langue, l’arabe, qui nous était totalement étrangère. Ce fut un choc profond pour l’enfant que j’étais, révélant déjà un conflit entre ma langue maternelle et celle imposée par le système. Ma mère m’avait mis en garde : il ne fallait jamais parler de ces frustrations à l’extérieur. La peur de la police politique du régime de Houari Boumediene nous imposait une autocensure dès le plus jeune âge. Pourtant, des lueurs d’espoir illuminaient ces années : la finale historique de la JSK en 1977 ou encore les mélodies envoûtantes d’Idir et Ferhat Imazighen Imula qui résonnaient déjà dans nos petites têtes et dans nos cœurs. Un personnage marquant de mon enfance fut Ahmed Amazigh. Ce jeune homme d’une vingtaine d’années venait dans notre quartier pour partager un savoir interdit. Avec des mots simples et accessibles pour des enfants, il démystifiait les récits biaisés enseignés à l’école et ouvrait nos esprits à notre véritable histoire berbère. Ses leçons improvisées dans la rue étaient une bouffée d’air frais, semant en nous les graines d’une conscience identitaire forte. C’est forts de tous ces éléments que nous avons vécu le printemps berbère d’avril 1980. Les émeutes éclatèrent après l’invasion du complexe universitaire par les forces de l’ordre à l’aube du dimanche 20 avril. Résidant près de la haute ville de Tizi Ouzou, j’ai assisté aux événements en direct : des affrontements intenses jusqu’à la capitulation des « forces » encerclées par les manifestants. Cet endroit est depuis connu comme la place de la Victoire. Mon adolescence fut marquée par ces bouleversements politiques et identitaires qui ont façonné ma vision du monde. Ces souvenirs restent gravés comme des témoins vivants d’une époque où chaque instant portait les germes d’un avenir meilleur pour notre culture et notre peuple kabyle.
Autant d’événements dès l’enfance ne peut qu’impacter la trajectoire d’une vie. Dans quel sens cela a pu changer la vôtre sur le moment et orienter votre cheminement plus tard ?
Larbi Mahiou : Dans l’écrin des souvenirs, tous les événements que j’ai vécus résonnent comme une mélodie tragique, gravée à jamais dans mon âme. En fait, ils ont marqué une génération entière, surtout les jeunes dont l’esprit encore malléable s’est imprégné des échos de la résistance. Dans ce paysage intérieur, la jeunesse kabyle oscillait entre les questionnements universels de son âge et la quête singulière de sens autour de son identité. Chaque enfant porte en lui une flamme, parfois vacillante mais toujours présente, qui éclaire son rapport à cette kabylité. Ce qui les distingue, c’est le regard qu’ils posent sur cette identité, le sens qu’ils lui donnent : pour certains, elle est un combat acharné contre l’effacement ; pour d’autres, une source d’inspiration poétique ou culturelle. Mais pour ceux qui ont pris conscience de leur héritage et de leur rôle dans cette histoire collective, un fil invisible les unit : celui des paroles poignantes du chanteur et poète Lounès Matoub : « 𝐼𝑚𝑖 𝑑-𝑙𝑢𝑙𝑒ɣ 𝑑 𝑎𝑞𝑉𝑎𝑦𝑙𝑖, 𝑖𝑠𝑒𝑚-𝑖𝑤 𝑖𝑚𝑒𝑛ɣ𝑖 » (Puisque je suis né kabyle, mon nom est combat). Ces mots résonnent comme un serment ancestral, un cri d’amour et de résistance. Ils transcendent le temps et les générations pour devenir le ciment d’une communauté éparpillée mais profondément solidaire. À travers ces vers, chaque Kabyle conscient trouve une raison d’être et un écho à ses propres luttes intérieures. Avril 80 est le point de départ, mais aussi le souffle vivifiant d’une mémoire collective qui refuse de s’éteindre.
Si vous le permettez, parlons de vous personnellement : tout cela a-t-il impacté votre vie sur le champ, c’est-à-dire, au moment où tous ces événements se produisaient ? Comment cela a-t-il orienté votre cheminement et vos choix de vie ?
Larbi Mahiou : Tous les évènements de cette période, que ce soit en avril 80, en mai 1981 ou après , je crois que les jeunes de cette époque-là, en Kabylie, en furent impactés de la même façon. Tous ceux qui croyaient en leur identité savaient qu’il y avait quelque chose qui clochait avec les définitions de l’identité officielle de l’Algérie. Je ne crois pas que ma situation soit différente des autres. Sur le plan personnel, j’étais devenu berbériste, croyant, comme tout le monde, que le problème résidait seulement dans la reconnaissance de notre langue maternelle, alors que c’était plus profond que cela.
C’est-à-dire ?
Larbi Mahiou : Au cœur du soulèvement des Kabyles contre le clan d’Oujda, une voix s’est fait entendre. À la naissance du FFS, Hocine Aït Ahmed martela ces mots : «𝐼𝑙 𝑛’𝑎 𝑗𝑎𝑚𝑎𝑖𝑠 𝑒́𝑡𝑒́ 𝑞𝑢𝑒𝑠𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑝𝑜𝑢𝑟 𝑛𝑜𝑢𝑠 𝑑𝑒 𝑓𝑎𝑖𝑟𝑒 𝑢𝑛𝑒 𝑠𝑒́𝑐𝑒𝑠𝑠𝑖𝑜𝑛 𝑡𝑒𝑟𝑟𝑖𝑡𝑜𝑟𝑖𝑎𝑙𝑒, 𝑐𝑒 𝑞𝑢𝑖 𝑛𝑜𝑢𝑠 𝑖𝑚𝑝𝑜𝑟𝑡𝑒 𝑐𝑒 𝑛’𝑒𝑠𝑡 𝑝𝑎𝑠 𝑑𝑒 𝑑𝑒́𝑓𝑒𝑛𝑑𝑟𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝑏𝑎̂𝑡𝑖𝑚𝑒𝑛𝑡𝑠, 𝑚𝑎𝑖𝑠 𝑓𝑎𝑖𝑟𝑒 𝑒𝑛 𝑠𝑜𝑟𝑡𝑒 𝑞𝑢𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝑡𝑟𝑜𝑢𝑝𝑒𝑠 𝑑𝑒 𝐵𝑜𝑢𝑚𝑒𝑑𝑖𝑒𝑛𝑒 𝑞𝑢𝑖 𝑠𝑒 𝑐𝑜𝑚𝑝𝑜𝑟𝑡𝑒𝑛𝑡 𝑐𝑜𝑚𝑚𝑒 𝑑𝑒𝑠 𝑡𝑟𝑜𝑢𝑝𝑒𝑠 𝑑’𝑜𝑐𝑐𝑢𝑝𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛, 𝑛’𝑎𝑖𝑒𝑛𝑡 𝑎𝑢𝑐𝑢𝑛 𝑟𝑒́𝑝𝑖𝑡… ». Ces mots, gravés dans le marbre de l’histoire, résonnent encore aujourd’hui dans le cœur de nombreux Kabyles. Cette vision, partagée par une majorité de la population durant de nombreuses années, a alimenté une flamme de résistance face à un pouvoir militaire perçu comme le seul obstacle à son identité. La lutte pour la démocratie et la reconnaissance de la langue maternelle a toujours été au centre des préoccupations des Kabyles. L’ouverture dite « démocratique » de 1988 a révélé une réalité plus complexe, plus profonde. Durant mes années d’études à l’université de Blida, j’ai pu constater que le FFS et le RCD n’étaient soutenus que par des étudiants kabyles. Ailleurs, ils n’avaient pas et ils n’ont toujours que peu de sympathisants, voire pas du tout. Il n’était pas nécessaire d’être un expert en stratégie politique pour le constater, il suffisait d’oser regarder la réalité. Puis, le 26 décembre 1991, lors des premières élections législatives algériennes soi-disant « libres », la Kabylie a réaffirmé son identité et son projet de société distinct. «𝑁𝑖 𝐸́𝑡𝑎𝑡 𝑝𝑜𝑙𝑖𝑐𝑖𝑒𝑟, 𝑛𝑖 𝐸́𝑡𝑎𝑡 𝑖𝑛𝑡𝑒́𝑔𝑟𝑖𝑠𝑡𝑒 », clamait un proche de Hocine Aït Ahmed, tandis que Saïd Sadi geignait de s’être «𝑡𝑟𝑜𝑚𝑝𝑒́ 𝑑𝑒 𝑠𝑜𝑐𝑖𝑒́𝑡𝑒́ ». Ces chefs de partis, malgré leurs divergences profondes, partageaient, sans l’admettre, ce constat amer : seuls les Kabyles les écoutaient. C’est là que résidait la profondeur du problème.
Les deux partis kabyles, le RCD et le FFS, n’étaient soutenus que par les Kabyles. En même temps, les Algériens votaient systématiquement pour les partis et mouvements non-kabyles… cela a toujours été ainsi. Quelle lecture en faites-vous ?
Larbi Mahiou : «𝐿𝑎 𝑔𝑢𝑒𝑟𝑟𝑒 𝑑𝑢 𝐹𝐹𝑆 𝑐𝑜𝑛𝑡𝑟𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝑡𝑟𝑜𝑢𝑝𝑒𝑠 𝑑𝑒 𝐵𝑜𝑢𝑚𝑒𝑑𝑖𝑒𝑛𝑒 𝑒𝑛 1963 », un titre bien fade pour décrire l’épreuve réelle vécue par la Kabylie. Pour ceux qui avaient traversé ces heures sombres, c’était « 𝑙𝑎 𝑔𝑢𝑒𝑟𝑟𝑒 𝑒𝑛𝑡𝑟𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝐾𝑎𝑏𝑦𝑙𝑒𝑠 𝑒𝑡 𝑙𝑒𝑠 𝐴𝑟𝑎𝑏𝑒𝑠 ». Une désignation brute, voire d’apparence raciste, certes, mais ô combien fidèle à la réalité du terrain. Quand les troupes de Boumédiène déferlaient sur nos villages, leur langue résonnait comme un affront : la langue arabe, symbole d’une invasion étrangère. Ce conflit a gravé dans nos âmes une cicatrice indélébile. Après la défaite du FFS, l’espoir d’une intégration à cette nouvelle Algérie indépendante s’est vite évanoui. Les dictatures d’Ahmed Ben Bella, de Houari Boumédiène et de Chadli Bendjedid, inutile de les décrire davantage. La fracture était profonde, les cœurs meurtris. Mon propre parcours en témoigne : ce n’est qu’en 1987, en m’inscrivant à l’université de Blida, que j’ai réellement découvert le monde « arabophone ». Et là, ce fut le choc : le discours officiel du pouvoir algérien, si étrange et étranger en Kabylie, trouvait écho auprès de la majorité des Algériens. L’ouverture « démocratique » de 1988 a vu naître deux partis politiques kabyles, le FFS et le RCD, frères jumeaux dans leurs idéaux, mais parias hors de nos frontières kabyles. La vérité criait à qui voulait l’écouter : nous n’étions pas faits pour la même société. Militant du RCD à l’époque, je me souviens de Mustapha Bacha, membre fondateur et secrétaire à l’organique, venu nous galvaniser à Blida. Notre ferveur était palpable, mais notre cercle, exclusivement kabyle, nous décourageait un peu. Une question me brûlait les lèvres : «𝐶𝑜𝑚𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑟𝑎𝑙𝑙𝑖𝑒𝑟 𝑙𝑒𝑠 𝐴𝑟𝑎𝑏𝑒𝑠 𝑎̀ 𝑛𝑜𝑡𝑟𝑒 𝑐𝑎𝑢𝑠𝑒 ? » La réponse de Mustapha Bacha par un rire, résonne encore comme un aveu. Un aveu d’impuissance, peut-être, mais aussi de lucidité. Il faut aussi signaler ce fait : bien que les militants du FFS et du RCD s’entre-déchirassent en Kabylie, à Blida et en dehors de la Kabylie, il y avait une entente parfaite entre nous, car nous avions mis notre kabylité au-dessus de tout. C’est cela ma lecture.
Si dans les milieux universitaires, la cohabitation entre le peuple kabyle et les Algériens était/est à ce point difficile, voire impossible, et malgré le déni de cette réalité qu’entretenaient le pouvoir algérien de concert avec les élites traditionnelles kabyles, cette cohabitation forcée était/est encore plus notoire dans la vie de tous les jours du simple citoyen. La question que d’aucuns se posent est de savoir si ce sont les Kabyles qui sont racistes pour rejeter aussi instinctivement les Arabes algériens ou est-ce l’inverse ?
Larbi Mahiou : Pour répondre à votre question, il est important de rappeler le rôle de la Kabylie durant la Grande famine de 1866-1868 qui a dévasté l’Afrique du Nord, y compris la toute nouvelle Algérie crayonnée par l’armée française de Napoléon III. Malgré les épreuves cumulées (invasion de sauterelles, épidémie de choléra, hivers rigoureux suivis de sécheresses, et le séisme de Blida en 1867), la Kabylie a été relativement épargnée. Elle a même fait preuve d’une solidarité remarquable en accueillant et en nourrissant les populations voisines, y compris les Arabes, touchées par la famine. Comme l’a souligné l’historien Younes Adli, cet épisode historique réfute l’accusation de racisme portée contre les Kabyles. Et pour cause, l’histoire atteste de leur hospitalité envers tous ceux qui ont cherché refuge sur leurs terres, y compris les personnes venues de l’Afrique noire et d’Europe. Quant aux Arabes, notamment algériens, il serait injuste de généraliser en les considérant tous comme racistes. Cependant, il est vrai que beaucoup d’entre eux n’acceptent les Kabyles qu’à condition qu’ils renoncent à leur identité et qu’ils acceptent de n’être qu’une sous-population à l’ombre de l’identité arabe et musulmane qui définit l’algérianité. Cette réalité, bien qu’amère, doit être admise et reconnue enfin. L’un des récents éléments factuels, à savoir la pétition qui vise à exiger l’exclusion de « Tamazight » des écoles situées dans les territoires arabes d’Algérie, en est une preuve éloquente et loin d’être la seule.
Pourtant, en 2019, le défunt hirak avait bien pu rassembler les Kabyles et les Algériens dont les Arabes… et pendant plusieurs vendredis, ils ont scandé à l’unisson les mêmes slogans allant dans le sens d’une Algérie pour tous qui serait, comme ils disaient, « plurielle ». N’est-ce pas là, une autre preuve qui réfute ce que vous venez de dire ?
Larbi Mahiou : L’image qui résume le mieux 2019, c’est Ahmed Ouyahia, ce Kabyle aux ambitions démesurées qui a été emprisonné pour corruption, mais quel dirigeant algérien échappe à ce vice ? Quant au Hirak, ce mouvement qui a « secoué » l’Algérie contre le cinquième mandat de Bouteflika, j’avoue qu’il m’a laissé des impressions contrastées. Dès le printemps 2019, j’écrivais dans mes mémoires : « 𝑇𝑎𝑛𝑡 𝑞𝑢𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝐾𝑎𝑏𝑦𝑙𝑒𝑠 𝑝𝑒𝑟𝑠𝑖𝑠𝑡𝑒𝑟𝑜𝑛𝑡 𝑎̀ 𝑠𝑒 𝑏𝑎𝑡𝑡𝑟𝑒 𝑠𝑢𝑟 𝑑𝑒𝑠 𝑓𝑟𝑜𝑛𝑡𝑠 𝑠𝑒𝑐𝑜𝑛𝑑𝑎𝑖𝑟𝑒𝑠, 𝑖𝑙𝑠 𝑠𝑒𝑟𝑜𝑛𝑡 𝑣𝑜𝑢𝑒́𝑠 𝑎̀ 𝑙‘𝑒́𝑐ℎ𝑒𝑐 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑐𝑒𝑡𝑡𝑒 𝐴𝑙𝑔𝑒́𝑟𝑖𝑒 𝑎𝑢𝑥 𝑚𝑖𝑙𝑙𝑒 𝑣𝑖𝑠𝑎𝑔𝑒𝑠. 𝐽𝑒 𝑟𝑒𝑠𝑡𝑒 𝑐𝑜𝑛𝑣𝑎𝑖𝑛𝑐𝑢 𝑞𝑢𝑒 𝑡𝑎𝑛𝑡 𝑞𝑢‘𝑖𝑙𝑠 𝑠𝑒 𝑡𝑟𝑜𝑚𝑝𝑒𝑟𝑜𝑛𝑡 𝑑𝑒 𝑐𝑜𝑚𝑏𝑎𝑡, 𝑖𝑙𝑠 𝑑𝑒𝑚𝑒𝑢𝑟𝑒𝑟𝑜𝑛𝑡 𝑙𝑒𝑠 𝑠𝑒𝑢𝑙𝑠 𝑝𝑒𝑟𝑑𝑎𝑛𝑡𝑠. » Malgré l’état de ma santé au moment où j’écrivais ces mots, je ne pense pas m’être trompé. Tout de même, il convient d’apporter une petite rectification à votre question : le slogan « 𝐴𝑙𝑔𝑒́𝑟𝑖𝑒 𝑝𝑙𝑢𝑟𝑖𝑒𝑙𝑙𝑒 » n’a été scandé qu’en Kabylie. Ailleurs, les Algériens ont scandé d’autres choses…. l’Histoire semble destinée à se répéter.
Ainsi donc, on peut déduire de votre propos que les Kabyles s’entêtent à rêver d’une « Algérie plurielle » quand les Algériens s’accrochent mordicus à une « Algérie arabo-musulmane » où les différences dites « régionales » ne doivent relever que du folklore.
Selon vous, pourquoi cette obstination à s’accrocher indéfiniment à un dogme stérile et/ou périlleux qui, dans le cas des Kabyles, est fantasmé, et dans le cas des Algériens, est sectaire ?
Larbi Mahiou : Pour bien comprendre cette situation, il faut aller au début du 20e siècle. Il y a eu d’abord la création de la confrérie des Frères musulmans en Égypte, en 1928, par Hassan El Banna. Quelques années plus tard, il y eut la fondation de l’Arabie Saoudite. Quoi que l’on dise, il faut aussi spécifier qu’il n’y a pas vraiment de différence de fond entre les Frères musulmans et les salafistes. En 1946, la Syrie acquiert son indépendance et une année plus tard, il y eut la création du parti Baas dont l’idéologie est la « reconstruction » d’un monde arabe fictif. À la différence des islamistes, les baathistes étaient ouverts à toutes les religions, ce qui compte à leurs yeux, c’était la promotion du nationalisme arabe. En résumé, au début des années cinquante, deux courants idéologiques s’affrontaient au Moyen-Orient : les nationalistes arabes et les islamistes. Ces deux courants se haïssaient, mais ils ont deux points communs : la promotion de la langue arabe au détriment des langues autochtones et la soif du pouvoir. À l’indépendance algérienne, ce sont ces deux courants qui ont pris le pouvoir. Le duo Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene ont fait le lit du nationalisme arabe pendant que Abassi Madani, Mahfoud Nahnah, Bachir El Ibrahimi et beaucoup d’autres, celui de l’islamisme. En réalité, ces courants idéologiques étaient déjà en action dès les années 1930. C’est durant cette période que les Kabyles ont perdu le fil de l’histoire. Bien qu’ils ont joué un rôle fondamental dans la libération de l’Algérie, les leaders kabyles n’étaient pas sortis indemnes de cette double idéologie arabo-islamiste qui ne laissaient aucun espace pour la différence. C’est dans cette soupe à « l’orientale » que votre question trouve sa réponse. Les Kabyles essaient de s’affirmer dans une « Algérie algérienne » qui peine à se définir, et les Algériens dans une « Algérie arabo-islamique » qui est déjà un fait. Au final et depuis 1962, c’est toujours le même problème : on ne pose pas les vraies questions.
Comment y remédier ?
Larbi Mahiou : Aborder les vérités historiques est essentiel pour comprendre les dynamiques qui façonnent nos sociétés d’aujourd’hui. Si les islamistes du FIS n’ont pas réussi à instaurer une république théocratique en Algérie, c’est en grande partie grâce à la résistance des Kabyles. La marche historique organisée par le FFS à Alger, le jeudi 02 janvier 1992, a insufflé le courage nécessaire aux généraux algériens pour interrompre le processus électoral. Lorsque les islamistes ont basculé dans le terrorisme en 1992, la Kabylie a démontré qu’une résistance était possible. Le village Igoujdal devint le symbole de cette détermination face au terrorisme islamiste. Cependant, les Kabyles ont progressivement découvert que la violence n’était pas le fait exclusif des islamistes : le « Printemps noir » de 2001 a révélé au grand jour la haine et la brutalité du pouvoir militaire algérien. Depuis lors, les islamistes ont évolué dans leurs stratégies. Inspirés par Recep Tayyip Erdoğan, ils privilégient aujourd’hui des moyens autres que les armes ainsi que l’entrisme institutionnel pour prendre le pouvoir, comme en témoigne le mouvement Rachad qui promeut une approche d’apparence pacifique et rassembleuse qui vise à séduire des Kabyles impuissants sur une scène où ils ne détiennent aucun levier. Minoritaire de fait, la Kabylie continue d’être marginalisée et instrumentalisée. Alors, comment y remédier. Pas évident d’avoir la meilleure recette, mais, pour ma part, je fais miens les mots prononcés par Lounès Matoub en 1997 : « 𝐽𝑒 𝑝𝑟𝑒́𝑓𝑒̀𝑟𝑒 𝑑𝑖𝑟𝑒, 𝑛’𝑒𝑛 𝑑𝑒́𝑝𝑙𝑎𝑖𝑠𝑒 𝑎̀ 𝑐𝑒𝑟𝑡𝑎𝑖𝑛𝑠, 𝑞𝑢𝑒 𝑗𝑒 𝑠𝑢𝑖𝑠 𝐾𝑎𝑏𝑦𝑙𝑒, 𝑒𝑡 𝑐𝑒 𝑛’𝑒𝑠𝑡 𝑝𝑎𝑠 𝑢𝑡𝑜𝑝𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑑𝑒 𝑑𝑖𝑟𝑒 𝑞𝑢𝑒 𝑛𝑜𝑢𝑠 𝑣𝑜𝑢𝑙𝑜𝑛𝑠 𝑢𝑛𝑒 𝑅𝑒́𝑝𝑢𝑏𝑙𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑑𝑒 𝐾𝑎𝑏𝑦𝑙𝑖𝑒. 𝑈𝑛𝑒 𝑎𝑢𝑡𝑜𝑛𝑜𝑚𝑖𝑒, 𝑒̂𝑡𝑟𝑒 𝑛𝑜𝑢𝑠–𝑚𝑒̂𝑚𝑒𝑠… ».
Ne trouvez-vous pas que le projet indépendantiste, aussi beau et nécessaire soit-il, est de plus en plus difficile à réaliser ? Des lors, comment convaincre le peuple kabyle si tout est fait pour l’en dissuader, et comment faire avancer le projet d’indépendance dans un tel climat de peur, d’opacité, de violence, d’intox et de compromissions de toute sorte ?
Larbi Mahiou : La dernière fois que j’ai visité la Kabylie, c’était en octobre 2011. Depuis 2017, j’ai pratiquement perdu tout contact avec ma terre natale et, plus largement, avec le terrain politique. Par conséquent, je ne suis pas en mesure de proposer des solutions aux problèmes actuels. Cependant, une chose est certaine : l’amendement de 2021 à l’article 87 bis du Code pénal algérien a considérablement élargi la définition du terrorisme. Désormais, inciter ou tenter de changer le système de gouvernance par des moyens autres que ceux qu’autorise le système lui-même, toucher à la notion « 𝑑‘𝑖𝑛𝑡𝑒́𝑔𝑟𝑖𝑡𝑒́ 𝑡𝑒𝑟𝑟𝑖𝑡𝑜𝑟𝑖𝑎𝑙𝑒 », etc., sont considérés comme des « 𝒂𝒄𝒕𝒆𝒔 𝒕𝒆𝒓𝒓𝒐𝒓𝒊𝒔𝒕𝒆𝒔 ». Un simple « like » sur les réseaux sociaux peut ainsi avoir des conséquences dramatiques. C’est précisément en vertu de cet article que l’écrivain Boualem Sansal est emprisonné. Son cas a suscité un large soutien en France et ailleurs, mais il est crucial que toutes les victimes de cette loi scélérate puissent bénéficier du même élan de solidarité. Le temps presse pour ces détenus politiques, leur situation exige une mobilisation urgente et collective. Le reste viendra par la suite.
En principe, même s’il y a toujours des questions importantes dont il faut s’occuper, à l’exemple de la tragédie des prisonniers politiques et de leurs familles, il n’en demeure pas moins que l’indépendance d’un peuple doit être la priorité, or pour vous, c’est tout le contraire. Pouvez-vous nous expliquer cette hiérarchisation des causes établie selon votre analyse ?
Larbi Mahiou : Une fois de plus, je reconnais que dans ma situation actuelle, je ne suis pas en mesure de proposer mieux. Mes propres limites personnelles liées à ma santé, en réduisent mon niveau d’information, j’en suis bien conscient. Cependant, cela ne m’empêche pas d’affirmer l’urgence et l’importance de la solidarité qui doit être aussi forte et universelle que celle qui se manifeste envers Boualem Sansal. Le temps presse pour ces prisonniers politiques et leur situation exige une mobilisation immédiate, collective et déterminée. Cette mobilisation ne doit pas être ponctuelle, mais au contraire, constante et proactive. Je crois fermement qu’un tel élan pourrait ouvrir la voie à une dynamique solidaire plus vaste au sein du peuple kabyle dans sa quête d’autodétermination. Il est crucial de rappeler qu’aucune cause ne doit être mise au-dessus d’une autre : chaque combat mérite d’être porté avec la même énergie et la même conviction.
Ayant été, certes, jeune, mais témoin oculaire, pouvez-vous nous décrire en quelques mots, la situation politique qui a prévalu durant les années 1980 et 1990 ?
Larbi Mahiou : La Kabylie a subi une grande répression après l’arrestation de ces figures politiques influentes durant l’été 1985. Ces arrestations ont suscité une vague de protestations, notamment les émeutes de l’automne 1985 où la population kabyle a exprimé son rejet face à l’incarcération des fondateurs de la première Ligue algérienne des droits de l’homme et de l’Association des enfants de martyrs de 1954. La situation que vit la Kabylie aujourd’hui, avec l’incarcération de nombreux militants, rappelle étrangement celle de 1985.
En septembre 1987, j’ai rejoint l’université de Soumaa, dans un contexte politique et social marqué par de fortes tensions. En tant que nouveaux étudiants kabyles, nous devions naviguer avec prudence pour éviter d’attirer l’attention des autorités algériennes. Contrairement à l’université de Tizi Ouzou où les mouvements étudiants étaient plus libres, les cités universitaires de Blida étaient sous la surveillance stricte du régime à travers ses organisations satellites…
À cette époque, le Parti de l’Avant-garde socialiste (PAGS), un parti communiste relativement influent à Blida, avait connu bien des bouleversements. Initialement opposé au régime de Houari Boumédiène, il avait fini par le soutenir. Cependant, avec l’arrivée au pouvoir de Chadli Bendjedid en 1979, ce parti perdit progressivement sa présence au sein des cercles du pouvoir. Cette période a marqué un tournant majeur dans la vie politique algérienne où les alliances et les équilibres étaient en constante évolution. Le PAGS avait essayé de nous récupérer à Blida. Sans succès.
Le pouvoir militaire algérien avait réussi à museler toute opposition en emprisonnant ses adversaires politiques. Dans ce contexte, militants kabyles et islamistes, pourtant aux antipodes idéologiquement, se retrouvaient contraints de cohabiter en prison. Cependant, la donne changea radicalement avec la crise pétrolière de 1986. La chute brutale des prix du pétrole plongea l’économie algérienne dans une banqueroute sans précédent, exposant les failles d’un système pourri et entièrement dépendant des hydrocarbures. Acculé, le régime militaire n’eut d’autre choix que de s’ouvrir, au prix que l’on sait, à une démocratisation de façade, amorçant une ère de bouleversements politiques et sociaux majeurs. En effet, le printemps 1987 fut un tournant historique : la libération de tous les détenus. Le tout était « couronné » par les évènements sanglants d’octobre 1988. À partir de ce moment, les Kabyles ont, une fois de plus, tenté de rallier des sympathisants au-delà de la Kabylie, et une fois de plus, ils ont dû essuyer le même revers. Cependant, un contraste frappant avait retenu mon attention à Blida : les militants du PAGS, majoritairement arabophones, parvenaient à convaincre travailleurs et étudiants et ce, pendant que les efforts des Kabyles se révélaient, sans cesse, vains. Les débuts du PAGS étaient prometteurs ; ses militants tiennent tête aux islamistes, notamment dans la région de Boufarik. Cet élan fut brutalement freiné avec la création du Front islamique du salut (FIS) en février 1989. Dès lors, rien n’était plus pareil…
Si vous le permettez, revenons un peu à vous. Quelle a été la suite de votre vie au terme de vos études à l’université de Blida ?
Larbi Mahiou : Les années universitaires que j’ai passées à Blida m’ont convaincu qu’il est quasiment impossible pour le discours et les idées des Kabyles de trouver un quelconque écho ailleurs qu’en Kabylie. Malgré tous nos efforts, nous n’avions réussi à convaincre personne. La vague islamiste aux élections municipales de juin 1990 nous a offert un aperçu lugubre de leur futur règne. L’insurrection du FIS en juin 1991 et l’emprisonnement de ses dirigeants ont révélé davantage la nature profonde des islamistes et ce, outre le fait que ces événements les ont confortés dans l’idée que la prise du pouvoir était imminente.
Me concernant, ayant quitté l’université en juillet 1991, après avoir vécu la période du FIS, j’ai considéré alors que, comparé aux islamistes, le pouvoir militaire algérien était un moindre mal. De retour à Tizi Ouzou, ma ville natale, j’ai rapidement constaté que l’islamisme commençait, là aussi, à gagner du terrain. Certains habitants de la ville avaient rejoint le FIS. Les Kabyles, absorbés par les querelles entre le FFS et le RCD, semblaient minimiser cette réalité. Le rassemblement du FIS à Tizi Ouzou, le jeudi 21 novembre 1991, réalisé grâce à des convois de militants ramenés d’Alger et de ses environs, avait clairement démontré que la Kabylie figurait parmi les objectifs de ce mouvement obscurantiste et rétrograde. Les élections législatives de 1991 ont tracé définitivement nos frontières politiques. En Algérie, c’est le FIS qui avait raflé la mise en laissant des miettes au FLN. En Kabylie, c’était les partis kabyles, le FFS et le RCD.
Mes parents ont divorcé il y a longtemps, et j’avais choisi de m’installer avec ma mère à Tizi Ouzou. En raison du manque d’opportunités d’emploi dans le secteur public, j’avais décidé de travailler dans le privé. J’ai ouvert mon cabinet vétérinaire en novembre 1991, à At Zmenzer. En mars 1992, je l’ai transféré à Attouche, près de Makouda. Ce sont des aviculteurs qui m’ont encouragé à m’installer là-bas, et je n’ai jamais regretté cette décision. La région est un carrefour pour plusieurs zones agricoles, ce qui m’a permis d’attirer des clients de divers endroits : de Sidi Naaman à Iflissen, en passant par Taourga, Afir et Mizrana.
Durant cette période, alors que le FIS semblait sur le point de remporter les législatives avec des méthodes tout aussi contestables, les généraux algériens interrompirent ce dit « processus électoral ». Pour éviter un vide juridiques après la démission du président Chadli Ben Djedid, le 11 janvier 1992, ils ont fait appel à Mohamed Boudiaf, figure historique de la guerre d’indépendance et ce, pour prendre la tête de l’État. Cette décision nous a précipités dans une violence qui était déjà plus ou moins latente. Le Front islamique du salut (FIS) s’est rapidement engagé dans la terreur armée. L’insécurité s’est rapidement propagée, plongeant toute les contrées du nord de l’Algérie dans le chaos. En Kabylie, les premières zones touchées par les actions des groupes islamiques armés, venus de diverses régions d’Algérie, incluaient principalement les maquis de Mizrana, de Taourga et de Dellys. L’arrivée de Boudiaf avait suscité certes un espoir de résolution du conflit, mais son assassinat six mois plus tard, a anéanti ces espoirs.
Un climat d’insécurité s’installait progressivement, mais sûrement. La mort planait partout, omniprésente. Le temps nous semblait figé et la mort régnait en maître. Je n’aurais jamais cru que les assassinats pouvaient devenir si banals. Jamais je n’aurais imaginé que nous en arriverions là. Certains de mes clients, venant de loin pour acheter chez moi des produits vétérinaires avicoles, se faisaient de plus en plus rares. J’ai appris plus tard qu’ils étaient soit morts, soit arrêtés, il y en avait même qui ont rejoint les groupes terroristes. Les cartes étaient définitivement brouillées. Nous n’étions qu’en 1993 et déjà, les victimes se comptaient par milliers. Un autre phénomène inquiétant avait alors émergé : l’assassinat ciblé des intellectuels. On disait, selon une certaine propagande, qu’il s’agissait de communistes ayant soutenu l’interruption du processus électoral. Mais en y regardant de plus près, il s’agissait principalement d’intellectuels kabyles. Pour feu Saïd Mekbel, les généraux algériens pratiquaient ce qu’il appelait un « 𝑡𝑒𝑟𝑟𝑜𝑟𝑖𝑠𝑚𝑒 𝑝𝑒́𝑑𝑎𝑔𝑜𝑔𝑖𝑞𝑢𝑒 », une notion qu’il avait expliquée à la journaliste allemande Monika Bergmann.
En mars 1994, j’ai été appelé à effectuer mon « service militaire » obligatoire. La situation sécuritaire à Attouche se dégradait. Les gendarmes enlevaient même certains de mes confrères de leurs cabinets vétérinaires pour être incorporés de force. Bien que je venais de me marier, je n’avais d’autre choix que de rejoindre la caserne de Sidi Bel Abbès en tant qu’élève-officier. Moins de deux mois après mon incorporation, j’ai perdu ma mère, emportée par un accident vasculaire cérébral. Je peux affirmer que ce fut l’une des périodes les plus éprouvantes de ma vie. Mon affectation à Béchar m’a tenu éloigné de la lutte antiterroriste, mais j’ai rapidement réalisé que la violence ne se limitait pas aux groupes islamistes…
Étant « sous les drapeaux », je n’ai pas été présent en Kabylie lors de la « grève du cartable », ni durant l’enlèvement de Lounes Matoub. Comme répercussion à Béchar, j’avais surtout ressenti le rejet par les Arabes (dits arabophones) dont les Kabyles furent l’objet. Bien que les violences fussent l’œuvre des islamistes et du pouvoir, la suspicion pesait quand même sur les Kabyles. C’est également dans la caserne que j’ai vécu les élections présidentielles de novembre 1995. Malgré tout ce qui se passait, les Algériens continuaient de voter massivement pour l’islamisme. Le candidat Saïd Sadi, quant à lui, avait pour rôle d’amuser la galerie et de faire croire que la Kabylie cautionnait la mascarade.
En 1996, ayant terminé mon « service militaire », je me suis installé aussitôt à Michelet, sur les hauteurs de la Kabylie. Le contexte sécuritaire m’empêchait de retourner à Attouche. Malheureusement, la situation n’avait guère évolué depuis. Les Kabyles continuaient de se déchirer tandis que les militaires renforçaient leur pouvoir tout en confiant l’éducation des futures générations aux islamistes fréristes de Mahfoud Nahnah. De plus, le terrorisme s’est intensifié avec l’apparition des massacres collectifs. L’assassinat de Matoub Lounes, loin de provoquer une prise de conscience, n’avait pas suffi à faire comprendre aux Kabyles que leur véritable combat se situait ailleurs.
Le 15 avril 1999, Abdelaziz Bouteflika accède au pouvoir dans une autre fausse élection marquée par des fraudes qui ne s’encombraient même plus de scrupules, un affront audacieux à tous ceux qui avaient combattu l’héritage du boumediénisme. Ce jour-là, l’histoire semblait se jouer contre les idéaux pour lesquels tant de militants s’étaient battus. Dès la création du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) en 1989, j’y avais adhéré pour être tout de suite un fervent militant, car porté par l’espoir d’un renouveau démocratique. Mais, à la fin de mes études universitaires, je l’avais quitté. Cependant, lorsque le RCD a rejoint le gouvernement de Bouteflika en décembre 1999, une grosse ombre s’est posée sur mes maigres attentes. Ce parti que j’avais soutenu avec tant de ferveur ne semblait plus incarner les valeurs qui m’avaient autrefois inspiré. Puis vint le printemps sanglant de 2001, une période sombre où la jeunesse kabyle fut brutalement massacrée par des gendarmes algériens tirant à bout portant. Ces événements tragiques furent un choc profond, une déchirure dans l’âme collective des Kabyles. La lutte pour les droits et la dignité des Kabyles aurait dû y trouver de nouveaux terrains et de nouvelles perspectives, mais nous nous sommes trompés encore une énième fois. Le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK), initié par Ferhat Mehenni le 5 juin 2001, n’en était qu’à ses balbutiements. Il peinait encore à s’imposer comme une force politique majeure au sein de la société kabyle, mais le contraire aurait été étonnant pour une alternative aussi nouvelle.
Pour ma part, bien avant 2001, j’avais déjà déposé mon dossier d’immigration au Québec. Ces événements n’ont fait que renforcer ma décision : partir définitivement de la Kabylie devenait une évidence. Quitter cette terre qui m’avait vu grandir était un choix douloureux, mais nécessaire, porté par l’espoir d’un avenir plus serein dans un ailleurs où la sécurité, le bien-être, la liberté et les rêves de mes trois enfants pourraient enfin devenir réalités, en tout cas, réalisables.
Quid de votre arrivée et de votre vie au Québec ?
Larbi Mahiou : Avant notre arrivée au Québec en mars 2004, nous étions conscients de la difficulté, voire de l’impossibilité d’obtenir une équivalence pour nos diplômes. Il était impératif de reprendre des études pour prétendre à un diplôme reconnu par l’État québécois. Notre immigration s’est déroulée dans le cadre du programme « Mobilité professionnelle », conçu pour évaluer notre niveau scolaire et nous orienter vers d’autres programmes si l’ordre professionnel correspondant à notre formation d’origine imposait des conditions strictes. Par exemple, pour les vétérinaires, il fallait d’abord réussir le Navle (North-american veterinary licensure examination), un QCM couvrant l’ensemble du cursus en médecine vétérinaire. En 2004, cet examen coûtait 600 dollars et le délai d’attente était d’environ six mois. Après le Navle, les candidats devaient s’inscrire à l’ECC (Examen de compétence clinique) qui évaluait leur capacité à résoudre des problèmes médicaux et chirurgicaux concrets en milieu clinique ou hospitalier. À cela s’ajoutaient d’autres tests et examens pour compléter la formation académique. Ce qui était saisissant, c’est le délai d’attente qui pouvait dépasser trois ans et les frais d’examen qui avoisinaient 7 000 dollars. Une autre option consistait à passer un examen (écrit et oral) pour accéder à la deuxième ou troisième année de médecine vétérinaire. Cependant, peu importe le nombre de candidats, seulement un ou deux étaient retenus. Aussi, dans un couple avec enfants, il est fréquent qu’un seul des deux parents poursuive des études tandis que l’autre subvient aux besoins financiers de la famille. Ainsi donc et afin de subvenir aux besoins de ma famille, j’ai d’abord travaillé pendant plusieurs mois dans un magasin où j’étais rémunéré au salaire minimum. Par la suite, j’ai été recruté pour une compagnie de vente en tant que travailleur autonome, un poste où ma rémunération dépendait de mes commissions sur les ventes d’additifs alimentaires pour animaux de ferme. Ce qui devait être un emploi temporaire s’est finalement transformé en une carrière. En 2012, j’ai décidé de me mettre à mon compte, une activité que j’ai poursuivie jusqu’au coup d’arrêt forcé survenu en 2017.
Après deux décennies loin de votre terre natale, quel parallèle, du point de vue culturel et sociologique, le migrant et l’immigré, voire l’exilé que vous êtes, fait-il entre la vie dans la société d’origine, en Kabylie, et dans la société d’accueil, le Québec ?
Larbi Mahiou : Dans les pays du Sud et plus spécifiquement en Afrique du Nord, le tissu social se caractérise par des liens interpersonnels étroits et une forte cohésion communautaire. Cette chaleur humaine et cette familiarité se manifestent dans les interactions quotidiennes, contrastant de manière significative avec les normes observées ici en Amérique du Nord. Par exemple, en Kabylie, engager la conversation avec un inconnu dans un espace public est une pratique courante, voire encouragée, témoignant d’un sentiment d’appartenance collective. À l’inverse, au Québec, une telle initiative peut parfois être accueillie avec surprise, voire un certain malaise. En effet, une plus grande distance interpersonnelle y est généralement privilégiée. De même, nos habitudes de proximité physique, qu’il s’agisse d’une poignée de main chaleureusement prolongée, d’une tape amicale sur l’épaule ou même d’un simple contact, sont des expressions naturelles de convivialité dans de nombreuses cultures du Sud. Cependant, dans le contexte nord-américain et particulièrement au Québec, ces gestes peuvent être interprétés différemment et ne correspondent pas aux normes de distance physique habituelles. Il est donc essentiel, aux nouveaux arrivants, de prendre conscience de ces codes culturels afin de favoriser des interactions harmonieuses et éviter tout malentendu involontaire.
À notre arrivée ici, nous avons fait le choix de nous installer loin de Montréal, dans un secteur où la communauté immigrante était pratiquement absente. Cette situation a rendu l’adaptation particulièrement difficile pour nous, les parents. Étonnamment, pour nos enfants, l’adaptation s’est faite sans difficulté apparente.
Au Québec, l’usage de violence physique ou psychologique, surtout envers les enfants, constitue une faute lourde aux répercussions durables. L’expression juridique « 𝑣𝑜𝑖𝑒 𝑑𝑒 𝑓𝑎𝑖𝑡 », souvent rencontrée dans les faits divers, fait précisément référence à la menace de violence physique directement exercée sur autrui. Un tel agissement peut mener à l’établissement d’un dossier criminel aux graves conséquences.
Du point de vue politique et en rapport avec l’histoire contemporaine de la Kabylie dont tu nous as délivré un aperçu assez large, quel regard portez-vous sur la communauté kabyle établie au Québec et au Canada ?
Larbi Mahiou : Comparée à la France où l’émigration kabyle remonte à plus d’un siècle, l’arrivée des Kabyles au Québec est un phénomène relativement récent. En effet, ce n’est qu’au début des années 1990 que nous avons commencé à envisager le Québec comme destination de migration. En revanche, le Canada anglophone attire moins les Kabyles ! La communauté kabyle d’ici a l’opportunité de s’épanouir dans un environnement politique fondé sur la liberté d’expression et la liberté individuelle, un contraste frappant avec la situation en Algérie où la simple revendication de l’autodétermination de la Kabylie peut être fatale. Les Kabyles, qu’ils soient ici ou en Kabylie, ont des opinions diverses. Personnellement, le regard que je portais sur la Kabylie du temps où j’y étais encore est très proche de celui que je porte aujourd’hui sur la communauté kabyle de la diaspora..
Les Kabyles du Québec et du Canada se comportent-ils différemment qu’en Kabylie ? Ont-ils tiré les leçons qui s’imposent pour agir et faire autrement, ou reproduisent-ils tout ce qui s’est fait en Kabylie de 1962 à 2001 ?
Larbi Mahiou : « 𝑇𝑢𝑛𝑒𝑠 𝑑 𝑇𝑢𝑛𝑒𝑠, 𝑦𝑎𝑙 𝑤𝑎 𝑎𝑦𝑒𝑛 𝑖𝑛𝑢𝑑𝑎 𝑦𝑢𝑓𝑎–𝑡 » disait Cheikh Mohand Oulhoucine. Cette maxime s’applique aussi aux Kabyles du Québec qui font preuve d’une forte solidarité sur les plans social, culturel et intellectuel. Cependant, des divergences d’opinions existent concernant les questions politiques, notamment celle qui se pose d’une manière imposante, à savoir la souveraineté de la Kabylie. La cohésion de la diaspora kabyle ne semble pas encore au niveau observé dans d’autres communautés, à l’image de la diaspora kurde par exemple. Les courants politiques présents en Kabylie se reflètent plus ou moins au sein de sa diaspora. Bien que la souveraineté de la Kabylie reste un idéal partagé par de très nombreux Kabyles, y compris par celui qui vous répond en ce moment, il n’en demeure pas moins qu’une certaine prudence se manifeste et ce, même en étant dans des régions comme en Amérique du Nord où la liberté d’expression est entièrement garantie. Nombreux sont ceux qui hésitent à exprimer publiquement leur opposition au régime algérien par crainte de potentielles représailles lors de leurs voyages en Kabylie. Cette autocensure, alimentée par des informations palpables concernant les pratiques du régime algérien, limite la pleine expression des opinions politiques au sein de la diaspora kabyle. Le papier de la journaliste de Radio Canada, Brigitte Bureau, publié le 17 juin 2024, illustre bien ce climat d’intimidation et de pression exercé sur les militants kabyles résidant à des milliers de kilomètres de leur terre natale. Cet article a mis en évidence la portée transnationale des mécanismes de contrôle et de dissuasion mis en place par l’Algérie, révélant ainsi la fragilité de certains membres de notre diaspora ainsi que l’impact délétère de ces pratiques sur leur liberté d’expression et d’association, en somme, sur la cohésion au sein de notre communauté.
Au-delà de ses conséquences avérées, cette situation complexe est aussi un défi pour la diaspora kabyle qui, refusant de sombrer dans la résignation, cherche à s’organiser efficacement et à défendre ses aspirations politiques et les intérêts de la Kabylie et ce, tout en évoluant dans un contexte de surveillance, d’intimidation et de menaces. Face à la question de savoir si les Kabyles ont tiré les leçons de leur passé pour construire un avenir différent, une constatation s’impose : malgré des avancées notables dans leur combat, la situation des Kabyles, que ce soit en Kabylie ou au sein de sa diaspora, s’est, à certains égards, paradoxalement détériorée.
Sur un autre plan, serait-il exagéré, voire injuste, de dire que malgré la liberté et les moyens qu’offre la démocratie en Occident, la diaspora kabyle peine à produire, en nombre et en qualité, des écrivains et des artistes qui puissent s’imposer sur la scène internationale et y donner plus de visibilité a la Kabylie ?
Larbi Mahiou : Précédemment, j’ai souligné les difficultés rencontrées par la diaspora kabyle pour avoir une visibilité dans la société occidentale. Cette situation est exacerbée par l’influence persistante du régime algérien qui semble les suivre et tenter de les contrôler même à l’étranger, comme l’illustrent les événements récents en France. De là à affirmer que, malgré la liberté et les opportunités offertes par la démocratie occidentale, la diaspora kabyle peine à produire un nombre significatif d’écrivains et d’artistes capables de s’imposer sur la scène internationale, cela me semble être une exagération. Il serait même plus pertinent de reconnaître l’existence d’une production artistique et littéraire dynamique au sein de la diaspora kabyle. Toutefois, il est essentiel de souligner les défis particuliers auxquels cette production se heurte pour acquérir une visibilité internationale significative. Attribuer un manque de succès à une prétendue absence de production ou à une incapacité serait une simplification excessive. En effet, de nombreux facteurs socioculturels, linguistiques et économiques complexes, jouent un rôle crucial dans la diffusion des œuvres à l’échelle mondiale. Une approche plus constructive consisterait à analyser les obstacles concrets rencontrés et à explorer des pistes pour soutenir et promouvoir davantage les talents kabyles de l’étranger.
Vous avez été victime d’un grave accident vasculaire cérébral hémorragique et les conséquences sur votre santé étaient très lourdes. Aussi, vous avez mené une bataille longue et, disons-le, héroïque, pour vous relever. Voulez-vous nous en parler ?
Larbi Mahiou : Le 30 avril 2017 a marqué un tournant majeur dans ma vie. Victime d’un AVC hémorragique, après un coma de dix jours, j’ai non seulement subi des séquelles physiques du côté droit, mais j’ai également développé une aphasie mixte associée à de sévères troubles cognitifs. Aphasique, j’éprouvais des difficultés importantes dans toutes les modalités du langage. Cela signifie que j’ai eu des troubles significatifs au niveau de l’expression orale : un discours très limité, lent, laborieux. Incapable de parler. Les quelques mots ou phrases que je produisais sont très difficiles à comprendre. Au niveau de la compréhension, il était difficile de comprendre ce qu’on me disait, jusqu’aux phrases les plus simples. La lecture et l’écriture relevaient alors de l’impossible… En résumé, l’aphasie mixte est une atteinte étendue des capacités de communication, touchant à la fois la production et la compréhension du langage, à l’oral et à l’écrit. Aussi, les troubles cognitifs m’ont affecté sur plusieurs plans : ma mémoire, mon attention, ma concentration et mes fonctions exécutives. En un mot, j’étais devenu ce qu’on appelle, de manière imagée et souvent péjorative, un « légume ». C’était un état de conscience très altéré où la plupart des fonctions cognitives et physiques volontaires étaient perdues et ce, bien que les fonctions biologiques de base soient conservées. À ce stade, aucun médecin ne pouvait prédire une quelconque issue à ma vie.
Après six mois d’hospitalisation, j’ai poursuivi ma rééducation pendant huit mois en externe, dans une unité spécialisée. Les professionnels de santé ont déployé des efforts considérables pour m’aider. Bien qu’aujourd’hui encore, je porte toujours des séquelles physiques, il n’en demeure pas moins que je suis complètement rétabli de mon aphasie et de mes troubles cognitifs.
Ainsi et après 14 mois de prise en charge, l’équipe médicale avait été catégorique : ma coopération active était indispensable pour obtenir des résultats significatifs. Ma rééducation s’était concentrée sur quatre volets essentiels : la physiothérapie, la neuropsychologie, l’ergothérapie et l’orthophonie.
Après une longue rééducation qui a permis d’obtenir des résultats notables, j’ai reçu comme dernière recommandation de mon équipe soignante, en juin 2018 avant mon congé, de continuer les exercices à la maison. L’écriture et la lecture sont toujours au cœur de ma rééducation orthophonique. Me souvenir de tous les mots perdus, de leur sens et de leur prononciation, représentait une tâche immense pour moi. Enfin, je dois souligner que le soutien indéfectible de ma famille a été essentiel à ma guérison.
Comment un tel parcours du combattant, autant pour le nouvel immigrant que pour la victime d’un AVC hémorragique, a-t-il pu révéler en vous un écrivain ?
Larbi Mahiou : Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas un écrivain au sens classique du terme. L’écriture n’était pas du tout dans mon esprit. Certes, au lancement des réseaux sociaux, je publiais quelques articles, mais c’était bref et sans prétention.
C’est dans ces instants de grâce, fugaces et précieux, que ma plume s’éveille, telle une flamme vacillante dans la nuit de l’inspiration. Bien que le spectre de la page blanche me hante toujours, tel un fantôme rôdant dans les recoins de mon esprit, je m’efforçais de tracer les contours de mes pensées. Cette nouvelle habitude, celle d’écrire, telle une bouffée d’air frais, commençait à dissiper les brumes de ma mélancolie quotidienne. Toujours aux prises avec les ruines de mon AVC, je me retrouve souvent à la recherche des mots justes, comme un explorateur égaré dans la jungle luxuriante du langage. C’est alors que je me suis tourné vers l’océan infini du web, naviguant sur les flots de la synonymie pour repêcher les trésors lexicaux. Sans m’en apercevoir, mon vocabulaire s’enrichissait progressivement tel un jardin secret fleurissant à l’abri des regards. C’est ainsi que germa en moi l’idée audacieuse de mettre sur le papier les différentes étapes de ma jeunesse, l’histoire vibrante de mon peuple kabyle et la lourde expérience du miraculé que je suis.
Sans votre AVC hémorragique, l’écriture ne serait donc pas venue jusqu’à vous…
Larbi Mahiou : C’est étrange, mais c’est fort probable que oui… En tout cas, de cette graine plantée dans le terreau fertile de mon imagination, est sorti mon premier ouvrage « 𝐿’𝑎𝑐𝑐𝑖𝑑𝑒𝑛𝑡 𝑣𝑎𝑠𝑐𝑢𝑙𝑎𝑖𝑟𝑒 𝑐𝑒́𝑟𝑒́𝑏𝑟𝑎𝑙… 𝑜𝑢 𝑐𝑜𝑚𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑟𝑒𝑛𝑎𝑖̂𝑡𝑟𝑒 𝑑𝑒 𝑠𝑒𝑠 𝑐𝑒𝑛𝑑𝑟𝑒𝑠 », tel un phénix qui s’élève des braises de l’adversité. Au mois de mars 2019, les premières pages de ce récit prennent vie sous ma plume hésitante. Lors d’une visite médicale chez le neurologue Jean-Martin Boulanger, lorsque celui-ci s’enquit de mes occupations quotidiennes, je lui révélai l’existence de cet embryon d’écriture. Son regard s’illumina d’un intérêt sincère pour ce qui naissait de la plume de l’un de ses patients, et c’est alors qu’une idée audacieuse me traversa l’esprit : lui demander de préfacer mon ouvrage. À ma grande joie, il accepta sous réserve de le lire au préalable. Cette marque de confiance, telle une brise encourageante, gonfle les voiles de mon inspiration et m’incite à poursuivre cette odyssée avec une ardeur renouvelée. L’écriture est pour moi une véritable thérapie, un moyen de surmonter les troubles cognitifs dont j’ai été victime. C’est de cette façon que l’écriture était venue à moi et que naissait l’écrivain en devenir. C’est ainsi que je suis devenu auteur, un rôle auquel je n’étais pas du tout destiné.
Vous avez déjà publié deux tomes et un troisième est en voie de finalisation… Pouvez-vous nous raconter comment ce chantier s’était mis en place ?
Larbi Mahiou : J’avais entrepris la rédaction de cet ouvrage avec l’intention initiale d’y condenser toute ma vie, toute l’histoire de mon peuple et de notre immigration au Québec. Un seul volume, c’était mon intention et, dans mon état, c’était déjà une montagne à soulever. Cependant, chemin faisant, j’ai constaté que j’avais déjà dépassé les 400 pages alors que mon récit n’était arrivé qu’en 1994. J’ai alors pris la décision d’ajouter un second tome. Or, 300 pages supplémentaires n’avaient fait qu’atteindre le début de 1999. Après plus de 700 pages, je n’avais toujours pas abordé notre immigration, encore moins le grave accident vasculaire cérébral que j’ai subi ! À l’époque, je n’avais aucune expérience en écriture et, de plus, je souffrais des vestiges de l’aphasie mixte. Il était évident pour moi que cette tâche serait difficile, voire impossible. Même la syntaxe me posait souvent des problèmes. Aujourd’hui, en les relisant, j’ai parfois envie d’en améliorer certains aspects, mais je m’en abstiens, car ces textes sont les témoins du mal dont je souffrais alors. Cela ne m’a pas découragé de poursuivre l’écriture afin de mener ce projet à terme. Je suis actuellement en train de finaliser un troisième ouvrage qui constituera la suite logique de ce qui a été fait jusque-là.
Votre premier livre « L’accident vasculaire cérébral… ou comment renaître de ses cendres » est un précieux témoignage sur le chemin parcouru pour retrouver progressivement vos capacités intellectuelles et motrices. En somme, c’est un beau message d’espoir envoyé à tous ceux qui sont confrontés à la même épreuve. Justement, quels sont les échos qui vous parviennent dans ce sens ?
Les réactions qui me parviennent sont plutôt encourageantes. Beaucoup de gens se disent touchés par ma résilience. Cependant, je pense que la diffusion de mes ouvrages est restreinte pour l’instant, car ils sont seulement disponibles sur la plateforme Amazon, or tout le monde n’y possède pas de compte. Concernant la communauté kabyle, je n’ai pas fait beaucoup d’efforts dans ce sens, je l’avoue. Le site vava-innova est le premier à avoir parlé de moi. J’ai, en outre, participé à une entrevue sur la chaîne YouTube TQ5 en septembre 2021. Aussi, mon ami Allas Di Tlelli m’a encouragé d’aller au bout de mon projet et en écrivant pour parler de mon livre. Cependant, étant très occupé à en terminer l’écriture, je n’étais pas très motivé à faire la promotion d’un projet non achevé. Maintenant que c’est fait, je compte m’en occuper bientôt et ce n’est qu’alors que je disposerai d’une réponse complète à votre question !
Dans les deux premiers volumes, il est question de l‘histoire de votre vie depuis votre enfance en Kabylie jusqu’à votre AVC survenu au Québec en 2017. Dans le troisième volume que vous vous apprêtez à publier, il sera enfin question de cet AVC et de votre long combat contre ses lourdes séquelles. Tout compte fait, les trois volumes constituent plus une biographie qu’un témoignage sur votre maladie et votre extraordinaire résilience !
Larbi Mahiou : Dans les deux premiers tomes, j’ai retracé les moments clés de ma vie ainsi que l’histoire du peuple kabyle et ce, jusqu’en 1999. Mon prochain ouvrage, dont le titre reste à trouver, portera sur la période incluse entre 1999 et 2019. Étant donné que nous n’avons quitté la Kabylie qu’en 2004, je continuerai logiquement de raconter notre vie sur cette terre tout en accordant une place importante à l’expérience de l’immigration. Par ailleurs, j’y aborderai également l’histoire du Québec.
Le fil conducteur de tout ce récit demeure évidemment mon accident vasculaire cérébral. Pour ce faire, j’ai choisi d’adopter un style d’écriture fragmentaire, composant le récit à partir de courts textes autonomes et discontinus qui, une fois assemblés, forment un ensemble riche et pluriel, invitant le lecteur à en reconstituer le sens.
Après cette trilogie, comptez-vous vous mettre à la littérature ou à d’autres univers d’écriture ?
Larbi Mahiou : Au risque de me répéter, l’écriture est pour moi une véritable thérapie, un moyen de surmonter les troubles cognitifs dont j’ai été victime et je les ai surmontés. Ce nouveau livre que je viens de finir, fruit de trois années d’effort, représente bien plus qu’un simple ouvrage pour moi. Il est un témoignage de résilience, une victoire à la fois fragile et précieuse. Mon plus grand désir est de le partager avec le public et de toucher la vie des gens à travers mes mots. Bien que mon AVC m’ait privé d’une partie de mes capacités quotidiennes, il n’a jamais pu altérer cette part de moi qui s’exprime sur le papier. C’est pourquoi je continuerai d’écrire. Pour autant, ma priorité pour l’instant, c’est de m’occuper de ce que j’ai déjà produit.
Quel regard, l’écrivain que vous êtes porte-t-il sur l’actualité dans le monde, notamment le Moyen-Orient, la Syrie, l’Ukraine, la guerre commerciale enclenchée par Donald Trump, les provocations de l’État algérien à l’encontre de tous ses voisins, les manifs en Turquie, le drame des migrants en méditerranée, celui des femmes dans les pays sous régime islamiste comme l’Iran, l’Afghanistan et autres… les bouleversements climatiques, etc. ?
Larbi Mahiou : La COVID-19, d’un point de vue géostratégique, semble avoir remodelé l’échiquier mondial. La Syrie, quant à elle, demeure un foyer central des conflits confessionnels, une situation malheureusement inchangée depuis des millénaires. L’Ukraine, vestige de la Guerre froide, est le théâtre où Vladimir Poutine, sans être communiste, ambitionne de restaurer pour la Russie la puissance de l’Union soviétique. Cependant, la résistance inattendue du peuple ukrainien a plutôt contrarié ses desseins. Parallèlement, l’ascension de la Chine inquiète l’Occident. Elle s’affirme comme un acteur majeur dans de nombreux domaines à l’échelle globale. L’intérêt de la Chine pour Taïwan pourrait donc s’interpréter comme une volonté d’étendre son influence mondiale.
Donald Trump, qui ne considère pas la Russie comme une menace majeure, concentre l’essentiel de sa politique commerciale sur la Chine. Sa stratégie se manifeste principalement par une guerre tarifaire intense, illustrant la rivalité économique entre les deux puissances. Dans ce bras de fer, la Chine dispose d’un atout important : le contrôle de l’exportation des terres rares, des ressources stratégiques pour de nombreuses industries américaines. Donald Trump ne vise pas seulement la Chine. Même le Canada, pourtant allié historique des États-Unis, n’échappe pas à ses ambitions. Il l’a même évoqué comme un potentiel “51𝑒 𝐸́𝑡𝑎𝑡 ”. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que ce genre d’idée surgit dans l’histoire américaine… Le protectionnisme économique du président Franklin D. Roosevelt, mis en place en 1933 pour faire face à la Grande Dépression, semble aujourd’hui inspirer aussi profondément la politique commerciale de Donald Trump. Son intérêt pour le Groenland s’inscrit également dans le cadre de sa guerre commerciale.
S’agissant de l’Algérie, depuis la crise du Covid-19, on assiste à un durcissement sans précédent des méthodes discrétionnaires. La répression est devenue plus féroce, plus systématique. Difficile de dire jusqu’à quand cela durera. Mais le fait que le pouvoir militaire algérien s’en prenne désormais même à ses anciens protecteurs, y compris la France officielle, laisse penser que cette fuite en avant autoritaire pourrait atteindre ses limites plus tôt qu’on ne le croit.
La Turquie est, depuis mars 2025, le théâtre d’une vague de manifestations d’une ampleur inédite, déclenchée par l’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, figure importante de l’opposition et principal rival de Recep Tayyip Erdoğan en vue de l’élection présidentielle de 2028. En parallèle, l’Iran fait également face depuis ces dernières années à une intensification des mouvements de protestation populaire. Ces manifestations sont nourries par une conjonction de difficultés économiques, de répression politique et de frustrations sociales accrues, qui pourraient fragiliser durablement le pouvoir en place… La condition féminine pourrait dès lors en ressortir grandement renforcée.
Le drame des migrants en méditerranée et les bouleversements climatiques sont profondément liés. L’Occident représente une destination de refuge pour ces populations en détresse, mais il faut faire preuve de lucidité : il ne peut accueillir tous les réfugiés du monde. Après avoir longtemps soutenu diverses dictatures en Afrique et ailleurs, l’Occident réalise aujourd’hui que cela fut une grave erreur. Ces régimes, désormais hors de son contrôle, se tournent vers d’autres puissances, notamment la Russie de Poutine, qui semble vouloir exploiter cette situation pour semer l’instabilité en Europe en instrumentalisant les flux migratoires.
À la lumière de ce tableau que vous venez d’exposer, comment voyez-vous notre planète dans plus ou moins 50 ans ?
Larbi Mahiou : Un demi-siècle ne représente qu’un instant à l’échelle de l’histoire de la planète qui se compte en milliards d’années. Pourtant, un danger subsiste : il suffirait que la nature décide de nous éliminer plus rapidement que prévu pour que le néant soit. L’humanité, quant à elle, demeure en proie aux conflits. Les grandes guerres du passé, comme les guerres mondiales, ont causé des millions de morts, mais l’avenir de la planète n’était pas directement menacé. Cependant, l’apparition des armes nucléaires a profondément changé la situation. Aujourd’hui, des tensions comme celles qui opposent l’Inde et le Pakistan montrent qu’un simple désaccord, par exemple sur la gestion de l’eau, pourrait dégénérer en conflit nucléaire, mettant en péril non seulement une région, mais potentiellement la planète entière.
Malgré vos prévisions assez pessimistes, vous ne dites toujours pas comment vous-mêmes, vous voyez notre monde dans un demi-siècle et ce, du point de vue politique, humain, social, culturel, cultuel, etc.
Larbi Mahiou : Dans ma réponse précédente, il ne s’agissait pas d’un propos pessimiste, mais plutôt d’un constat lucide sur l’état du monde actuel… Les nôtres gagneraient à méditer cet aphorisme du linguiste yiddish Max Weinreich : « 𝑈𝑛𝑒 𝑙𝑎𝑛𝑔𝑢𝑒, 𝑐’𝑒𝑠𝑡 𝑢𝑛 𝑑𝑖𝑎𝑙𝑒𝑐𝑡𝑒 𝑎𝑣𝑒𝑐 𝑢𝑛𝑒 𝑎𝑟𝑚𝑒́𝑒 𝑒𝑡 𝑢𝑛𝑒 𝑚𝑎𝑟𝑖𝑛𝑒. ». Il signifie que la différence entre une langue et un dialecte n’est pas seulement linguistique, mais surtout politique : un dialecte devient une langue quand il est soutenu par un État puissant.
Sur le plan mondial, les attentats du 11 septembre 2001 ont profondément bouleversé l’état d’unipolarité du monde né de l’effondrement du mur de Berlin, révélant une nouvelle donne dans laquelle la religion prend une place centrale. L’islamisme, profitant des libertés offertes par les démocraties occidentales, a diffusé une interprétation rigide et souvent antagoniste de la démocratie et des valeurs laïques et pluralistes. Cette dynamique a suscité logiquement des réactions de type repli identitaire, en somme, un extrémisme en nourrit un autre, menaçant la cohésion sociale et le vivre-ensemble… C’est à travers ce prisme qui est, ici, juste esquissé, que je perçois l’évolution de notre monde dans un demi-siècle, c’est-à-dire demain.
Vous avez déjà dit ce qui, dans l’immédiat, retient le plus votre attention, à savoir la sortie du tome 3 de votre trilogie autobiographique. Pour autant, nous aimerions savoir si vous comptez écrire un jour dans votre propre langue.
Larbi Mahiou : Je suis devenu écrivain par accident. Sans jeux de mots. C’est mon AVC qui m’a incité à noircir du papier. Selon de nombreux experts, lorsque le cerveau est frappé par des troubles cognitifs et perd la maîtrise du langage, c’est la langue maternelle qui, souvent, refait surface comme le refuge instinctif enraciné au plus profond de notre être. Jean El Mouhoub Amrouche l’avait déjà exprimé avec une éloquence intemporelle et ce, bien avant que je ne le vive : « 𝐽’𝑒́𝑐𝑟𝑖𝑠 𝑒𝑛 𝑓𝑟𝑎𝑛𝑐̧𝑎𝑖𝑠, 𝑚𝑎𝑖𝑠 𝑗𝑒 𝑛𝑒 𝑝𝑙𝑒𝑢𝑟𝑒 𝑞𝑢’𝑒𝑛 𝑘𝑎𝑏𝑦𝑙𝑒. ». Après mon AVC, j’ai expérimenté cette vérité de façon très concrète : sans m’en rendre compte, il m’arrivait souvent de parler en kabyle à des Québécois croisés par hasard ! Je vis au Québec où le français est la langue de tous les jours et où mes livres sont publiés, par conséquent, il va de soi que j’écrive en français. Quant à savoir si je suis capable d’écrire en kabyle… Pour l’instant, je préfère répondre honnêtement : je ne le suis pas encore.
Il y a aussi, au Québec, une forte communauté kabyle dont une partie tient à transmettre la langue kabyle à sa progéniture. Cela paraît plutôt plus facile pour écrire aussi dans votre propre langue dont vous maitrisez déjà le parler et, par ailleurs, pour laquelle vous avez milité !
Larbi Mahiou : Ce n’est pas un manque d’envie, mais plutôt une incertitude quant à mes aptitudes réelles. Vous soulignez justement le rôle essentiel qu’a joué la langue kabyle dans ma vie. Elle s’est présentée comme un véritable refuge au moment où j’en avais le plus besoin, me permettant de retrouver mes compétences langagières. Malgré cette profonde reconnaissance et cette revitalisation au contact de ses sons, je me méfie de toute arrogance. Il serait prétentieux d’affirmer avec certitude une compétence qui reste à démontrer. Pour l’instant, je préfère la sagesse de la prudence à toute démonstration hâtive. Seul le temps pourra dévoiler ce que l’avenir me réserve.
Sur le terrain purement linguistique, quel est votre opinion par rapport au débat kabylo-kabyle entre les berbéristes qui parlent encore de langue « tamazight » et les tenants de la langue « taqvaylit » ?
Larbi Mahiou : Afin de répondre à votre question, je souhaite me référer à un texte que j’ai écrit en 2015 sous le titre « Le 20 avril 1980, le combat continue ? » et dont voici un extrait fort à propos :
«[…] 𝑖𝑙 𝑒𝑠𝑡 𝑔𝑟𝑎𝑛𝑑 𝑡𝑒𝑚𝑝𝑠 𝑑𝑒 𝑠𝑒 𝑝𝑜𝑠𝑒𝑟 𝑙𝑒𝑠 𝑣𝑟𝑎𝑖𝑒𝑠 𝑞𝑢𝑒𝑠𝑡𝑖𝑜𝑛𝑠, 𝑙𝑜𝑖𝑛 𝑑𝑒 𝑡𝑜𝑢𝑡𝑒𝑠 𝑐𝑜𝑛𝑠𝑖𝑑𝑒́𝑟𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛𝑠 𝑝𝑜𝑝𝑢𝑙𝑖𝑠𝑡𝑒𝑠 𝑒𝑡 𝑝𝑜𝑙𝑖𝑡𝑖𝑐𝑖𝑒𝑛𝑛𝑒𝑠. […] 𝑇𝑎𝑚𝑎𝑧𝑖𝑔ℎ𝑡 𝑠𝑡𝑎𝑛𝑑𝑎𝑟𝑑𝑖𝑠𝑒́𝑒 𝑒𝑥𝑖𝑠𝑡𝑒-𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑣𝑟𝑎𝑖𝑚𝑒𝑛𝑡 ? 𝐶𝑒𝑡𝑡𝑒 𝑙𝑎𝑛𝑔𝑢𝑒 𝑚𝑒̀𝑟𝑒, 𝑝𝑙𝑢𝑠𝑖𝑒𝑢𝑟𝑠 𝑓𝑜𝑖𝑠 𝑚𝑖𝑙𝑙𝑒́𝑛𝑎𝑖𝑟𝑒𝑠 𝑑𝑜𝑛𝑡 𝑙𝑒𝑠 𝑙𝑜𝑐𝑢𝑡𝑒𝑢𝑟𝑠 𝑜𝑛𝑡 𝑒́𝑡𝑒́ 𝑠𝑒́𝑝𝑎𝑟𝑒́𝑠 𝑝𝑎𝑟 𝑝𝑙𝑢𝑠𝑖𝑒𝑢𝑟𝑠 𝑠𝑖𝑒̀𝑐𝑙𝑒𝑠 𝑑’𝑖𝑛𝑗𝑢𝑠𝑡𝑖𝑐𝑒 𝑒𝑡 𝑑’𝑜𝑠𝑡𝑟𝑎𝑐𝑖𝑠𝑚𝑒, 𝑎 𝑑𝑜𝑛𝑛𝑒́ 𝑛𝑎𝑖𝑠𝑠𝑎𝑛𝑐𝑒, 𝑛𝑜𝑛 𝑝𝑎𝑠 𝑎̀ 𝑑𝑒𝑠 𝑣𝑎𝑟𝑖𝑎𝑛𝑡𝑒𝑠 𝑜𝑢 𝑑𝑒𝑠 𝑑𝑖𝑎𝑙𝑒𝑐𝑡𝑒𝑠, 𝑚𝑎𝑖𝑠 𝑐𝑎𝑟𝑟𝑒́𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑎̀ 𝑑𝑒𝑠 𝑙𝑎𝑛𝑔𝑢𝑒𝑠 𝑎̀ 𝑝𝑎𝑟𝑡 𝑒𝑛𝑡𝑖𝑒̀𝑟𝑒 […]. 𝑇𝑜𝑢𝑠 𝑙𝑒𝑠 𝑎𝑐𝑎𝑑𝑒́𝑚𝑖𝑐𝑖𝑒𝑛𝑠 𝑘𝑎𝑏𝑦𝑙𝑒𝑠 𝑞𝑢𝑖 𝑜𝑛𝑡 𝑡𝑟𝑎𝑣𝑎𝑖𝑙𝑙𝑒́ 𝑠𝑢𝑟 𝑇𝑎𝑚𝑎𝑧𝑖𝑔ℎ𝑡, 𝑛’𝑜𝑛𝑡 𝑓𝑖𝑛𝑎𝑙𝑒𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑡𝑟𝑎𝑣𝑎𝑖𝑙𝑙𝑒́ 𝑞𝑢𝑒 𝑠𝑢𝑟 𝑙𝑒 𝑘𝑎𝑏𝑦𝑙𝑒 […]. 𝐽𝑢𝑠𝑞𝑢’𝑎̀ 𝑞𝑢𝑎𝑛𝑑 𝑎𝑙𝑙𝑜𝑛𝑠-𝑛𝑜𝑢𝑠 𝑖𝑚𝑝𝑜𝑠𝑒𝑟, 𝑛𝑜𝑡𝑟𝑒 𝑝𝑎𝑡𝑒𝑟𝑛𝑎𝑙𝑖𝑠𝑚𝑒 𝑚𝑎𝑙 𝑝𝑙𝑎𝑐𝑒́ […]. 𝐸𝑛 𝑣𝑒́𝑟𝑖𝑡𝑒́, 𝑙𝑎 𝑠𝑒𝑢𝑙𝑒 𝑙𝑎𝑛𝑔𝑢𝑒 𝑞𝑢𝑒 𝑛𝑜𝑢𝑠 𝑝𝑜𝑢𝑣𝑜𝑛𝑠 𝑜𝑓𝑓𝑖𝑐𝑖𝑎𝑙𝑖𝑠𝑒𝑟 𝑐ℎ𝑒𝑧 𝑛𝑜𝑢𝑠, 𝑒𝑛 𝐾𝑎𝑏𝑦𝑙𝑖𝑒, 𝑒𝑠𝑡 𝑏𝑖𝑒𝑛 𝑙𝑎 𝑙𝑎𝑛𝑔𝑢𝑒 𝑘𝑎𝑏𝑦𝑙𝑒. […] 𝑆𝑒𝑢𝑙𝑒𝑚𝑒𝑛𝑡, 𝑜𝑓𝑓𝑖𝑐𝑖𝑎𝑙𝑖𝑠𝑒𝑟 𝑢𝑛𝑒 𝑙𝑎𝑛𝑔𝑢𝑒, 𝑒𝑠𝑡 𝑢𝑛 𝑎𝑡𝑡𝑟𝑖𝑏𝑢𝑡 𝑟𝑒́𝑔𝑎𝑙𝑖𝑒𝑛 𝑑𝑜𝑛𝑡 𝑠𝑒𝑢𝑙 𝑢𝑛 𝐸́𝑡𝑎𝑡 𝑝𝑒𝑢𝑡 𝑠𝑒 𝑝𝑟𝑒́𝑣𝑎𝑙𝑜𝑖𝑟, 𝑒𝑡 𝑗𝑢𝑠𝑡𝑒 𝑝𝑜𝑢𝑟 𝑐̧𝑎, 𝑙𝑎 𝑐𝑜𝑛𝑠𝑡𝑟𝑢𝑐𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑑’𝑢𝑛 𝐸́𝑡𝑎𝑡 𝑘𝑎𝑏𝑦𝑙𝑒 𝑒𝑡 𝑝𝑙𝑢𝑠 𝑞𝑢’𝑢𝑟𝑔𝑒𝑛𝑡𝑒…».
Pouvez-vous nous dire, en toute franchise, quel homme est Larbi Mahiou dans sa vie de tous les jours ?
Larbi Mahiou : Peut-on réellement se définir soi-même de manière objective ? Il me semble délicat, sinon impossible, de se décrire authentiquement sans le voile des préjugés personnels. Sommairement, je peux dire que le stress et les difficultés de la vie ont contribué de manière significative à la nervosité intense que je ressentais et qui explique en grande partie mon AVC d’il y a huit ans. Cependant, je suis généralement calme en famille, particulièrement avec nos enfants. En fin de compte, c’est moi-même qui ai payé le prix fort de cette nervosité.
Au sein de notre famille, l’échange et la discussion ont toujours été des piliers essentiels. Cette tradition de communication ouverte a pris une dimension particulière lorsque la distance nous a séparés de notre terre natale et de nos racines communautaires. Dans cet éloignement, les liens familiaux, loin de s’effriter, se sont au contraire resserrés avec une force nouvelle, agissant comme un point d’ancrage solide dans un environnement étranger. Mon parcours professionnel en tant que travailleur autonome m’a offert le privilège d’explorer les contrées reculées du Québec, et plus spécifiquement, de m’immerger dans le tissu social du monde rural. Cette immersion a été une source inestimable de rencontres humaines. J’ai eu la chance de croiser des personnes aux horizons variés et de pénétrer la richesse de leurs modes de pensée, souvent éloignés des conceptions urbaines. Cette aventure humaine s’est révélée profondément enrichissante, me permettant de forger des amitiés sincères et durables. Néanmoins, la vigueur et l’énergie qui m’animaient autrefois se sont estompées depuis 2017, limitant considérablement ma capacité à m’engager dans de multiples activités. Face à cette nouvelle réalité, je me suis tourné vers l’écriture.
Qu’est-ce qui vous révolte le plus ?
Larbi Mahiou : L’injustice.
Qu’est-ce qui vous en réjouit le plus ?
Larbi Mahiou : Exister.
Quel est votre plus beau rêve ?
Larbi Mahiou : Ce que je souhaite le plus, c’est laisser une trace vivante et vraie de mon chemin de vie, quelque chose pour mes enfants, mes petits-enfants, et pour tous ceux qui connaissent l’exil, le déracinement, et rêvent d’une nouvelle vie plus digne.
Votre grande inquiétude ?
Larbi Mahiou : La disparition de mon peuple.
Quel est votre auteur kabyle préféré ?
Larbi Mahiou : Mouloud Mammeri.
Votre auteur non kabyle ?
Larbi Mahiou : Henri de Turenne.
Quel est l’artiste kabyle que vous écoutez le plus ?
Larbi Mahiou : Ferhat Mehenni.
Votre artiste non kabyle ?
Larbi Mahiou : Les Cowboys Fringants- Karl Tremblay.
Quel est votre livre de chevet ?
Larbi Mahiou : « 𝑅𝑒́𝑓𝑙𝑒𝑥𝑖𝑜𝑛 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑙𝑒 𝑓𝑒𝑢 𝑑𝑒 𝑙’𝑎𝑐𝑡𝑖𝑜𝑛. 𝐻𝑖𝑠𝑡𝑜𝑖𝑟𝑒 𝑑𝑒 𝑙𝑎 𝑟𝑒𝑛𝑎𝑖𝑠𝑠𝑎𝑛𝑐𝑒 𝑑𝑢 𝑝𝑒𝑢𝑝𝑙𝑒 𝑘𝑎𝑏𝑦𝑙𝑒. » de Ferhat Mehenni.
Quel est le livre que vous lisez en ce moment ?
Larbi Mahiou : « 𝐿𝑒𝑠 𝐴𝑟𝑎𝑏𝑒𝑠 𝑛‘𝑜𝑛𝑡 𝑗𝑎𝑚𝑎𝑖𝑠 𝑒𝑛𝑣𝑎ℎ𝑖 𝑙‘𝐸𝑠𝑝𝑎𝑔𝑛𝑒 : 𝐿𝑎 𝑟𝑒́𝑣𝑜𝑙𝑢𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑖𝑠𝑙𝑎𝑚𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑒𝑛 𝑂𝑐𝑐𝑖𝑑𝑒𝑛𝑡 𝑉𝐼𝐼𝑒 – 𝑋𝑒 𝑠𝑖𝑒̀𝑐𝑙𝑒. » d’Ignacio Olagüe.
Quel est l’œuvre cinématographique qui vous a le plus marqué ?
Larbi Mahiou : « 𝐼𝑛𝑑𝑒́𝑝𝑒𝑛𝑑𝑎𝑛𝑐𝑒 𝐷𝑎𝑦 » de Roland Emmerich.
Quel rapport Larbi Mahiou entretient-il avec le sport en général ou un sport en particulier ?
Larbi Mahiou : Je n’ai jamais vraiment été sportif, mais quand j’étais plus jeune, j’avais un certain attrait pour les arts martiaux. Depuis mon AVC, c’est un véritable combat au quotidien pour réapprendre les mouvements du corps les plus simples.
Pour cette dernière étape de l’interview, il s’agira à chaque fois, de formuler brièvement, mais clairement, un reproche et/ou un compliment (si vous en avez bien sûr).
(1)- Les Nubel.
Larbi Mahiou : Une relecture vivifiée de l’histoire méconnue de la Kabylie.
(2)- Les royaumes de Koukou et des At Abbas.
Larbi Mahiou : Renaissance des États Kabyles. Une suite logique des Nubel. En parallèle, mise en route des conflits internes chez les Kabyles depuis les Ikoutamiyen ou comme on les appelle officiellement les Koutamas.
(3)- Amar ou Said Boulifa.
Larbi Mahiou : Résurrecteur de la langue kabyle écrite.
(4)- Mouloud Mammeri.
Larbi Mahiou : Le père de la langue kabyle contemporaine.
(5)- Bennai Ouali
Larbi Mahiou : L’un des pionniers du nationalisme kabyle.
(6)- Abane Ramdane.
Larbi Mahiou : Organisateur hors pair.
(7)- Hocine Aït Ahmed.
Larbi Mahiou : Une intégrité morale sans reproche et une histoire de lutte très riche. L’éternel manie : Bien qu’il ne soit que Kabyle, il aspirait à incarner les Algériens.
(8)- Krim Belkacem.
Larbi Mahiou : Un courage qui se passe de description.
La jalousie a fini par avoir raison de lui.
(9)- Bessaoud Mohd Arav.
Larbi Mahiou : La Reconquista de Tamazgha.
À vouloir chercher plus large, nous avons perdu Tirourda.
(10)- Abdelkader Rahmani.
Larbi Mahiou : Idem.
(11)- Jean Lmouhouv Amrouche.
Larbi Mahiou : Avec sa sœur Taous et leur mère Fadhma Aït Mansour, ils ont porté très haut les couleurs de notre culture.
(12)- Masin u Harun.
Larbi Mahiou : Avec une armée de Masin u Harun, nous serons capables d’envahir le monde.
(13)- Ferhat Mehenni.
Larbi Mahiou : Le fondateur du nationalisme kabyle contemporain.
Pas évident de rassembler avec harmonie l’artiste et le politicien dans un même corps, lui il l’a fait.
(14)- Matoub Lounes.
Larbi Mahiou : Un grand symbole aimé par le peuple Kabyle.
(15)- Malika Boukhtouche.
Larbi Mahiou : Elle devra nous expliquer cette déclaration de son illustre frère : « 𝐽𝑒 𝑝𝑟𝑒́𝑓𝑒̀𝑟𝑒 𝑑𝑖𝑟𝑒, 𝑛’𝑒𝑛 𝑑𝑒́𝑝𝑙𝑎𝑖𝑠𝑒 𝑎̀ 𝑐𝑒𝑟𝑡𝑎𝑖𝑛𝑠, 𝑞𝑢𝑒 𝑗𝑒 𝑠𝑢𝑖𝑠 𝑘𝑎𝑏𝑦𝑙𝑒 𝑒𝑡 𝑐𝑒 𝑛’𝑒𝑠𝑡 𝑝𝑎𝑠 𝑢𝑡𝑜𝑝𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑑𝑒 𝑑𝑖𝑟𝑒 𝑞𝑢’𝑜𝑛 𝑣𝑜𝑢𝑑𝑟𝑎𝑖𝑡 𝑢𝑛𝑒 𝑅𝑒́𝑝𝑢𝑏𝑙𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑑𝑒 𝐾𝑎𝑏𝑦𝑙𝑖𝑒… ».
(16)- Nadia Matoub.
Larbi Mahiou : La digne héritière du combat de Lounes.
(17)- Lounis Ait Menguellat.
Larbi Mahiou : Un poète d’exception, mais l’homme et le poète se contredisent trop.
(18)- Tahar Bellal dit H’art Bell.
Larbi Mahiou : Un nouvel artiste que je découvre. Il maîtrise bien son art.
(19)- Younes Adli.
Larbi Mahiou : On découvre sans cesse de nouvelles choses en lisant ses ouvrages.
(20)- Larbi Mahiou.
Larbi Mahiou : Bien que le découragement l’envahit parfois, il a développé, depuis son AVC, une résilience significative.
Nous sommes arrivés au terme de cette interview ! La conclusion vous appartient, vous pouvez ajouter ou dire tout ce que vous voulez.
Larbi Mahiou : Je tiens à exprimer mon soutien le plus profond à tous ceux qui, dans le silence ou dans l’ombre, luttent pacifiquement pour la sauvegarde de la nation kabyle et pour la conquête de leur liberté. Beaucoup sont enfermés, bâillonnés, réduits au silence par une oppression implacable. D’autres, poussés par le désespoir, prennent le chemin de l’exil, laissant derrière eux terre, proches, amis, langue, biens, repères, odeurs… Mais l’exil n’est jamais une échappatoire facile. C’est un voyage semé d’embûches, souvent mortel. Certains, en quête d’un ailleurs plus clément, périssent dans les flots, engloutis par la mer. D’autres, même une fois réfugiés, vivent sous la menace et traqués jusque dans les pays censés les accueillir et les protéger, sommés de se taire à jamais. C’est pourtant au sein même de l’épreuve que la résilience prend racine. Elle émerge lentement, souvent dans la douleur, chez ceux qui refusent de céder, même lorsque l’espoir chancelle. La véritable vaillance, c’est cela : affronter la peur, lui survivre, et continuer à avancer, malgré tout. Enfin, je vous remercie pour l’opportunité que vous m’avez donnée de m’exprimer.
« 𝐄𝐧𝐭𝐫𝐞𝐭𝐢𝐞𝐧 𝐫𝐞́𝐚𝐥𝐢𝐬𝐞́ 𝐩𝐚𝐫 ©𝐓𝐚𝐒ɣ𝐮𝐧𝐭 𝐭𝐚𝐪𝐕𝐚𝐲𝐥𝐢𝐭 – 𝐑𝐞𝐯𝐮𝐞 𝐊𝐚𝐛𝐲𝐥𝐞 / Mai.2025 »
