Nous avons tendance à présenter les poésies chantées par notre gente féminine comme des icewwiqen (pluriel d’acewwiq). Dans cet article, Larbi Yahioun nous rappelle qu’Acewwiq n’est qu’un genre parmi les 8 genres de poésies qui sont, traditionnellement, déclamées par les femmes en Kabylie.
La femme kabyle entretient une relation de familiarité avec la poésie, notamment dans la société traditionnelle. La femme s’est toujours exprimée à travers le chant et la poésie, en lui confiant son quotidien, ses sentiments, ses joies et ses malheurs.
La poésie l’accompagne dans sa vie de tous les jours. Ce qui a donné naissance à plusieurs genres poétiques différents, qu’on peut classer selon la thématique, les caractéristiques et les circonstances de production de chacun. Parmi ces genres, nous distinguons :
1- Acewwiq
Poésie chantée à thème mélancolique, exécutée en solo et sans instruments. Elle est réalisée par la femme, généralement, dans la journée au moment des travaux domestiques. Une sorte d’accompagnement pour briser sa solitude et apaiser sa fatigue.
Greγ aẓeṭṭa weḥd-i D ameqqran bezzaf iḍul Lhem deg yixef-iw yefti Medden merra yezha wul Ttxil-k a Sidi Rebbi Σiwen-iyi ad t-xedmeγ s lmul.
2- Azuzen
Berceuse ou chant d’endormissement. Celle-ci est pratiquée souvent par la mère ou la grand-mère dans un mouvement rythmique pour susciter l’endormissement de son bébé. Dans une voix douce et sensuelle, elle lui exprime son amour et son affection de mère et lui assure confiance et sécurité pour bien dormir.
Ay iḍes yezzuzunen Zuzen mmi ad yeṭṭes Ur t-yettaγ ur t-ivellu Ala lxir deg wul-ines Imeṭṭawen-nni ara iru Ad ten-iru uɛdaw-ines.
3- Aserqes
Aserqes (Sauteuse). Contrairement au chant d’Azuzen, Aserqes est un chant d’éveil de l’enfant. Après qu’il s’est réveillé, la maman prend son enfant dans ses bras et le fait sauter sur ses genoux, tout en chantant et lui clamant des vœux de santé et de bonheur pour qu’il soit épanoui.
Ttuh ttuh ay uccen Mmi d ddhev iruccen A Rebbi efk-as-d iqcicen D teslatin iḥercen Ad imɣuren fell-as xedmen
4- Izli/Aḥiḥa
Poésie chantée à thématique amoureuse et parfois érotique. Elle est déclamée entre les femmes seulement à la fontaine ou à la maison sans présence d’homme. Un genre poétique avec lequel la femme exprime ses sentiments et ses déceptions amoureuses envers son mari ou son amant. Ce genre peut aussi faire l’objet d’un duo de déclamation amoureuse entre la femme et son prétendant.
Ainsi la femme déclara :
Lɛeslama-k a lvaz n tnina Iḍelli nɛuyer-ik, ass-a berka Rrɛud ileḥḥu ur telli lehwa Lmakla-k d irden, ssmid ineqqa Ad d-tkecmeḍ s axxam, tagertilt tessa
L’amant lui répond :
Ay a rrveḥ-iw tura mi teqvel Zik-nni uggadeɣ-tt amzun d teryel Ad d-jemɛeɣ lɣaci, ad d-rnuɣ ṭṭvel Ad yezhu lxaṭer-iw, ad xedmeɣ ccɣel.
5- Amɛezveṛ
Joute poétique opposant deux poètes talentueux, ou deux femmes, l’une représentant les brus et l’autre les belles-mères. Généralement, ce genre est chanté durant les fêtes.
6- Tivuɣarin
Poésie chantée durant les cérémonies de mariage, durant l’imposition du henné sous forme de louanges décrivant la beauté de la mariée et la bravoure du marié ainsi les vertus du foyer conjugal auquel la mariée est destinée
Awi-d afs-im Afus-im yecveḥ Ad yeqqen lḥenni Lwerd ma yefteḥ Mm twenza n wureγ Yessawalen i rrveḥ Axxam ad t-tkecmeḍ Am yiṭij n ssveḥ.
7- Azenzi n lḥenni
Poésie déclamée d’un style direct mais plein de symboles. Ce chant est exécuté après la cérémonie de « Tivuɣarin » et l’imposition du henné aux mariés. Des poèmes déclamés en honneur du marié par une poétesse connue pour son expérience dans ce genre de chant et qui se veut une confrontation avec une autre poétesse choisie par la famille de la mariée. À la fin, la poétesse qui cède perd et celle qui triomphe aura comme récompense l’écuelle du henné plein d’œufs, de bonbons et des amandes.
Zzenzeγ lhenni yenza Azal-is yuli Ad cekkreγ sut twenza Yernan afzim yeflali Ad cekkreγ lǧid n tγezza Mmi-s n lvaz vu timi Axsim ad t-ǧǧeγ yezza Tavaqit ur tt-yewwi.
8- Adekker
Chant religieux et mystique pratiqué en chœur, rythmé par la répétition du nom de Dieu, pendant les veillées funèbres ou durant la journée au domicile du défunt. Ce chant sert de complainte vis-à-vis de la famille du défunt en guise de soutien moral et d’apaisement de leur douleur.
Kkret a lexwan ad nruḥ Ulamma yekkat ugris Ad d-nẓur Ccix Muḥend Leɛyun n lvaz ay ukyis Win yeṭṭfen deg ufus n Rebbi Ur yrttaggad laxert-is.
Nous constatons enfin que la mes mots et la poésie sont chez les femmes, en kabylie, un outil qui permet de répondre aux circonstances auxquelles elle est confrontée, aussi bien pendant les moments de bonheur ou de malheur. De ce fait, nous pouvons aisément affirmer que la femme, en Kabylie, est un maillon principal dans le transfert des traditions ancestrales et la sauvegarde de notre langue maternelle, principalement orale, sans laquelle la société kabyle aurait perdu des pans entiers.
Larbi Yahioun,
écrivain et enseignant de langue kabyle