« Imnadiyen n yiɣsan », d Ṭahaṛ Ǧawut, d amiran ar ass-a
« Les chercheurs d’os » est l’histoire d’un jeune adolescent chargé par sa famille d’aller chercher les ossements de son frère mort dans la guerre pour les ramener au village. Cependant cet adolescent qui devra quitter son village pour la première fois de sa vie ne part pas seulement à la recherche d’un cadavre, mais de maturité et d’épanouissement. Durant son voyage, il s’interrogera sur la culture de son village, le comportement de ses concitoyens, les aspirations de son grand frère, l’avant et l’après guerre.
Dans cette œuvre de Tahar Djaout, on est projeté sur les hauteurs des villages kabyles où le temps semble s’arrêter. D’ailleurs l’auteur ne fournit aucun élément qui indique l’époque où son histoire se déroule.
Tahar Djaout relève par ailleurs l’incroyable défi littéraire de s’incarner dans la voix de cet adolescent et de projeter toute sa réflexion et ses émotions d’adulte dans la perception rudimentaire, simple et innocente d’un enfant qui les raconte à la première personne.
Le livre est découpé en trois parties. La première et la troisième se situent après la guerre, tandis que la deuxième évoque la période qui précède l’occupation du pays par les étrangers, l’arrivée des premiers convois, et l’implantation de l’école par les colons.
Le vocabulaire du roman est assez particulier dans le sens où tous les lieux et personnages intervenants sont typiquement kabyles, or les occupants étrangers ne sont pas nommés, le nom de la révolution n’est pas évoqué. On ne parle que de son « avant » et son « après » et le mot Algérie est complètement absent du livre. Dans l’imaginaire du personnage principal de l’histoire, qui est cet adolescent de 14 ans, il n’est jamais question d’Algérie ni de français. Il s’agit seulement de lui, de sa famille et de son village. Il refuse de prendre part à toute discussion concernant la guerre en confiant :
« La guerre contre l’occupant constitue la source de toutes les discussions actuelles dans le pays et je ne vois pas comment je pourrais intervenir sur un sujet aussi grave et tellement ardu. »
1- La vie au village
Dans cette première partie du livre, le personnage principal décrit la vie qu’il mène au village. Le village n’étant pas nommé, on peut le situer selon plusieurs indices dans la Kabylie littorale. La montagne du Djurdjura n’y est pas évoquée, et le personnage décrit plutôt un relief de collines et des plages.
L’adolescent est d’abord marqué par les coutumes des villageois et leurs pratiques religieuses. Il témoigne de l’abus de pouvoir de ceux qui ont la moindre autorité sur les autres. Il évoque notamment des marabouts et des saints, venus dans le village pour apporter leur bénédiction, et qui sont accueillis par les pauvres villageois avec les festins les plus luxueux et le confort le plus prestigieux.
Dans le fond, on reconnait une lucidité chez cet enfant telle qu’elle lui permet de contester toutes les entourloupes de ces religieux qui ne font que profiter de la crédulité des petites gens pour se remplir le ventre. Dans un épisode particulier, les religieux ont eu droit à de la viande au diner. Un aliment qui, malgré abondant aujourd’hui, faisait objet d’une intense cupidité.
Cette partie du roman dénonce également l’immobilisme de la société que l’enfant vit comme une tragédie. Il se rappelle notamment des paroles de son grand frère qui avait des ambitions allant au delà d’une simple vie entre village et les champs. Avec le temps, l’enfant se rend compte des aspirations de son frère qui voulait quitter le village, s’installer dans un endroit meilleur, acheter un tracteur et travailler aisément.
Leurs longues discussions qui reviennent sans cesse dans l’esprit de l’enfant faisaient comprendre que les villageois étaient façonnés par des traditions séculaires dont l’enrobage moralisateur et hypocrite consolidait un ordre social établi et inébranlable qui ne laissait aucune nouvelle culture se développer.
Ils finirent tous les deux par critiquer l’ordre établi, les traditions, l’autorité religieuse et Tajmaɛt.
2 – Période d’occupation
Dans cette deuxième partie du texte, l’enfant narrateur décrit l’arrivée des occupants étrangers dans son village. Des occupants qui ne disent pas leur noms et qui arrivent par convois de camions pour installer des camps. L’auteur ne raconte pas la révolution, malgré omniprésente, mais plutôt sa fin et le départ des occupants.
L’immobilisme des villageois fait que l’installation de l’école en plein cœur du village a pu se faire sans concertation. Il en est de même pour le cinéma implanté pour construire une large propagande des mérites de l’Occident et du mode de vie des occupants dans leur pays d’origine. Attirés par ces belles images, les villageois sont fascinés d’un côté, mais maintiennent leur instinct traditionnel de l’autre. Une autre contradiction que l’auteur met en évidence chez ces gens.
Au fil des pages, l’enfant décrit le climat d’imposition instauré par les occupants, et parle notamment des postures de administrateurs qui se durcissent et qui poussent son grand frère à rejoindre la révolution.
Cependant, avec la fin de la guerre et le départ des occupants, un bons nombre de questionnements se sont répandus chez tous les villageois, et qui n’ont pas manqué de marquer cet enfant qui ne cesse de se voir à l’écart de la société où il vit.
Le monde inauguré par les occupants est un monde fondé sur l’opulence, la richesse et un égoïsme qui ne disparaitra pas après leur départ. Tahar Djaout fait dire à l’un de ses personnage d’ailleurs à la fin de la guerre :
« Le monde va changer pour vous, oh non, il ne deviendra pas meilleur ; vous allez découvrir tellement de choses aux ressemblances illusoires que vous n’arriverez plus jamais à prendre le monde par son bout le plus innocent ».
« Maintenant au contraire, c’est l’arrogance, la provocation. C’est à qui entassera le plus de déchets devant sa porte, c’est à qui pendra à ses fenêtres le plus de choses coûteuses et tentantes. ».
Tel était le monde issu de la fin de la colonisation. Rempli de faux-semblants, religieux notamment, et d’un sentiment de dignité chimérique. Or le bouleversement et l’évolution de civilisation apportée par la colonisation n’ont pas pu être estampés.
3 – Recherche des ossements
Depuis les premières pages du roman, l’enfant décrit le délire obsessionnel des villageois à rechercher les ossements de leurs proches tombés au combat. Il s’agit là de l’idée de base de tout le roman qui enclenche la quête menée par cet enfant à retrouver les os de son grand frère mort sur le front de la guerre de libération.
« …le peuple tenait à ses morts comme une preuve irréfutable à exhiber un jour devant le parjure du temps et des hommes. »
« Chaque personne a besoin de sa petite poignée d’os bien à elle pour justifier l’arrogance et les airs importants qui vont caractériser son comportement à venir sur la place du village ».
Parti avec son compagnon Dda Rabeḥ, le jeune adolescent est confronté à des mondes nouveaux au delà des horizons culturels imposés à sa vie au village. Il verra des villes modernes, des lieux plus modestes, des gens plus beaux et plus répugnants, et fera la rencontre de personnes parlant la langue sainte parlée par ces saints qui se remplissaient le ventre dans son village.
Le voyage va permettre à l’enfant de grandir, mais aussi de remettre en cause la raison de sa quête et l’acharnement des villageois à vouloir compter un héros dans leurs familles. Un cause nombre érigée sur l’acte de rapatrier la dépouille d’une personne qui de son vivant avait décidé de partir. Car en effet, ce grand frère parti à la guerre s’était détaché de l’atmosphère mortifère de son village, et son véritable héroïsme ne résidait pas dans sa mort au combat, mais dans son départ du village.
« Le mieux que je puisse espérer pour mon frère est que ses os demeurent introuvables (…) Mon frère ne peut qu’être à l’aise là où il repose. De toute manière il est impossible qu’il s’y sente plus mal que chez nous ».
« L’acharnement de la famille est plus malfaisant que toutes les légions de l’enfer ! La famille vous harcèle de votre vivant, multiplie les entraves et les baillons, et, une fois qu’elle vous a poussé vers la tombe, elle s’arroge des droits draconiens sur votre squelette. ».
C’est par ce constat amer que l’enfant va rompre avec la mentalité étriquée du village et la nouvelle civilisation dans laquelle tout le pays s’est jeté. Ainsi, l’enfant devient adulte.
Pourquoi lire ce livre ?
Surnommé « le roman de l’après-guerre », « Les chercheurs d’os » raconte l’histoire d’une obsession à se construire une gloire, mais il raconte aussi une quête de maturité. Ce livre renvoie tout kabyle à la réflexion à ses origines, aux fondements de son identité et son destin et surtout au conflit entre la tradition et la modernité.
Il n’est pas facile de rester insensible aux questionnements soulevés dans ce livre. Ce qui nous pousse à méditer notre passé, nos repères culturels et historiques. Qu’est-ce que l’occupant étranger a apporté de bien et de mal ? Fallait-il se lancer dans une révolution sans rien prévoir pour son lendemain ? Faut-il rechercher éternellement la gloire d’une victoire ? Quel rapport entretenir avec la tradition de ses ancêtres dans un monde qui va de plus en plus vite ? Tant de questions soulevées et dont les multiples réponses ne font pas l’unanimité.
Œuvre majeure de la littérature kabyle d’expression française, « Les chercheurs d’os » a remporté le prix de la fondation Del Duca pour le meilleur roman en 1984.