Alexis de Tocqueville est un philosophe, précurseur de la sociologie et homme politique français. Il est né le 29 juillet 1805 à Paris. Il est considéré comme l’un des plus importants penseurs en politique de guerre durant l’ère coloniale. Il a été nommé juge auditeur, le 5 avril 1827, au tribunal de Versailles. Il est ensuite parti aux États-Unis étudier le système pénitentiaire américain avant de revenir en France pour prendre part aux élections législatives et devenir député de Valognes. Connu pour ses positions anti-esclavagistes et libre-échangiste, il s’est beaucoup interrogé sur la colonisation de l’Afrique du nord.
Nous relevons ci-dessous des extraits de ses deux ouvrages/rapports sur l’invasion française de ce qui deviendra l’Algérie.
1837 – Seconde lettre sur l’Algérie
Dans son œuvre intitulée « Seconde lettre sur l’Algérie », Alexis de Tocqueville a déconseillé aux décideurs français de l’époque d’envahir la Kabylie. Voici quelques extraits de son œuvre. A noter que dans cet ouvrage, « Kabyle » est écrit « Cabyle ».
Les kabyles échappent à toutes les influences et se jouent de tous les gouvernements
Alexis de Tocqueville a d’abord fait un état des lieux sur ces nouvelles terres conquises ou à conquérir : « A Alger et sur divers points de la côte, sont les Français ; à l’Ouest et au Sud une population arabe qui après trois cents ans se réveille et marche sous un chef national ; à l’Est, un reste du gouvernement turc, représenté par Achmet, ruisseau qui coule encore après que la source a tari et qui ne tardera pas à tarir lui-même ou à se perdre dans le grand fleuve de la nationalité arabe. Entre ces trois puissances et comme enveloppées de toutes parts par elles, se rencontrent une multitude de petites peuplades Kabyles, qui échappent également à toutes les influences et se jouent de tous les gouvernements. »
Il ne saurait être question de conquérir la Kabylie ou de la coloniser
L’auteur, après avoir décrit le « brigandage » qui s’est organisé dans les tribus arabes après la destruction du gouvernement turc, il évoqua le cas de la Kabylie : « Quant aux kabyles, il est visible qu’il ne saurait être question de conquérir leur pays ou de le coloniser : leurs montagnes sont, quant à présent, impénétrables à nos armées et l’humeur inhospitalière des habitants ne laisse aucune sécurité à l’Européen isolé qui voudrait aller paisiblement s’y créer un asile », a-t-il notamment noté.
« C’est par nos arts et non par nos armes qu’il s’agit de dompter les kabyles »
« Le pays des Kabyles nous est fermé, mais l’âme des Kabyles nous est ouverte et il ne nous est pas impossible d’y pénétrer », assure Alexis de Tocqueville avant d’insister sur la particularité du Kabyle : « J’ai dit précédemment que le Kabyle était plus positif, moins croyant, infiniment moins enthousiaste que l’Arabe. Chez les Kabyles, l’individu est presque tout, la société presque rien, et ils sont aussi éloignés de se plier uniformément aux lois d’un seul gouvernement pris dans leur sein que d’adopter le nôtre », a-t-il souligné.
Et de poursuivre plus loin : « les Kabyles nous laissent beaucoup moins pénétrer chez eux que les Arabes, ils se montrent beaucoup moins enclins à nous faire la guerre. Et lors même que quelques-uns d’entre eux prennent contre nous les armes, les autres ne laissent point de fréquenter nos marchés et de venir nous louer leurs services […] Et, quoiqu’ils ne soient pas encore en état de se procurer notre bien-être, il est déjà facile de voir qu’ils l’admirent et qu’ils trouveraient fort doux d’en jouir ».
« Il est évident que c’est par nos arts et non par nos armes qu’il s’agit de dompter de pareils hommes », a-t-il martelé.
Pour l’auteur, il est évident qu’il ne faut pas traiter de la même manière avec les kabyles et les arabes : « avec les Kabyles il faut s’occuper surtout des questions d’équité civile et commerciale, avec les Arabes de questions politiques et religieuses ».
1847 – Premier rapport sur l’Algérie
Dans cet ouvrage, Alexis de Tocqueville est revenu sur les différents faits de la colonisation de la France en Afrique du nord. Il a notamment rédigé un rapport détaillé sur la situation. Il aborde toutes les questions qui se rattachent aux territoires conquis ainsi qu’ à l’administration des européens qui les habitent.
L’auteur a commencé par affirmer la domination de la France dans ce territoire qu’il a nommé « Le petit Désert » : « nous gouvernons la population qui l’habite par l’entremise de chefs indigènes, que nous ne surveillons que de très loin ; elle nous obéit sans nous connaître ; à vrai dire, elle est notre tributaire et non notre sujette ».
Cependant, son appréciation à l’égard de ceux qu’il a nommé « Les Kabyles indépendants » était unique : « à l’opposé du Petit-Désert, dans les montagnes qui bordent la mer, habitent les Kabyles indépendants. Jusqu’à présent nous n’avions jamais parcouru leur territoire ; mais, entourées aujourd’hui de toutes parts par nos établissements, gênées dans leurs industries, bloquées dans d’étroites vallées, ces peuplades commencent à subir notre influence et offrent, dit-on, de reconnaître notre pouvoir », a-t-il noté dans la section intitulée « Kabylie indépendante ».
L’auteur a souligné un désaccord dans la chambre des députés ayant provoqué un incident au sein de la commission parlementaire. Il a déclaré ceci : « nous nous bornerons à établir ici, comme un fait certain, qu’il y a des raisons particulières et péremptoires pour ne pas occuper la Kabylie ».
Une Kabylie imprévisible et redoutée
Alors que l’invasion militaire de la Kabylie commençait à être envisagée, beaucoup la redoutaient. Ils préconisaient notamment un renforcement des forces militaires françaises. C’est ce qui a été notamment fait en 1857, lorsque l’invasion de la Kabylie avait été décidée, comme cela a été rapporté par Emile Carrey dans son ouvrage « Récits de Kabylie, campagne de 1857 ».
Dans son œuvre, Alexis de Tocqueville a évoqué cette recommandation de renforcement militaire : « si, contrairement au vœu exprimé à plusieurs reprises par les Chambres et, nous pouvons le dire, aux lumières de l’expérience et de la raison, on entreprenait d’occuper militairement la Kabylie indépendante, au lieu de se borner à en tenir les issues, il est incontestable qu’il faudrait accroître bientôt le chiffre de notre armée ».
Le maréchal Bugeaud réticent à l’idée d’envahir la Kabylie
Alexis de Tocqueville l’a lui-même souligné, comme l’a fait Emile Carrey après lui, le général Bugeaud n’était pas favorable à une invasion de la Kabylie. Du moins, c’était le cas avant l’arrivée du général Randon.
A cet effet, le député note ceci : « si nous ne pouvons pas aller utilement sur le territoire des Kabyles, avons-nous du moins à craindre qu’ils ne viennent nous inquiéter sur le nôtre ? M. le maréchal Bugeaud le disait lui-même à la Chambre. Les populations de la Kabylie ne sont ni envahissantes, ni hostiles ; elles se défendent vigoureusement quand on va chez elles, mais elles n’attaquent pas ».
« Nous allons vaincre les Kabyles ; mais comment les gouvernerons-nous après les avoir vaincus ? »
Avant même d’envahir la Kabylie, la chambre des députés avait soumis une question au sujet de la manière avec laquelle la France allait gouverner les kabyles.
La description qui avait été livrée au sujet de la société kabyle relevait limite de la fascination : « La Chambre sait que la tribu kabyle ne ressemble en rien à la tribu arabe; chez l’Arabe, la constitution de la société est aussi aristocratique qu’on puisse la concevoir; en dominant l’aristocratie, on tient donc tout le reste. Chez le Kabyle, la forme de la propriété et l’organisation du gouvernement sont aussi démocratiques qu’on puisse l’imaginer. Dans la Kabylie, les tribus sont petites, remuantes, moins fanatiques que les tribus arabes, mais bien plus amoureuses de leur indépendance qu’elles n’ont jamais livrée à personne ».
Une Kabylie européenne ?
Pour la chambre des députés, il est clair que les kabyles n’ont rien à voir avec les arabes et avec ces peuples déjà soumis à la domination française. Plus encore, ils trouvaient même des similitudes avec des peuples d’Europe.
Voici ce qui a été noté, à cet effet, au sujet de la Kabylie : « chez elle, chaque homme se mêle des affaires publiques; l’autorité qui la dirige est faible, l’élection y fait sans cesse passer le pouvoir de main en main. Si on voulait chercher un point de comparaison en Europe, on dirait que les habitants de la Kabylie ressemblent aux Suisses; des petits cantons dans le moyen âge. Croit-on que d’ici à longtemps une telle population restera tranquille sous notre empire, qu’elle nous obéira sans être surveillée et comprimée par des établissements militaires fondés dans son sein; qu’elle acceptera avec docilité les chefs que nous allons entreprendre de lui donner, et que si elle les repousse, nous ne serons pas forcés de venir plusieurs fois, les armes à la main, les rétablir ou les défendre ? », prévient Alexis de Tocqueville.
Malgré ces multiples mises en garde de ce député, la France a fini par envahir la Kabylie et à l’annexer à l’Algérie, en 1857.